Athénée Théâtre Louis-Jouvet

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saison 17-18

  • L'ex infirmière Marine G. a été mise en examen à Paris • Perspective




    « C’est un énorme scandale qui agite en ce moment différents hôpitaux français. L’ex-infirmière Marine G. a été mise en examen à Paris : la police la soupçonne d’avoir échangé plus 9 000 bébés dans plusieurs services de maternité à travers l’hexagone » : largement diffusée au printemps 2017, l’information horrifie de nombreux internautes… bien crédules.

    L’article provient en effet du site parodique secretnews, qui publie des articles comme « “Tu m’appelles ‘Votre Majesté’ et pas ‘Wouf’ –Emmanuel Macron recadre et humilie son chien Nemo” ou “Nutella : 27 personnes se sont suicidées, car elles n’ont pas eu leur pot à 1,40 € chez Intermarché”.

    Las, de très nombreux pages Facebook et sites putaclics (les plus polis d’entre vous diront piège à clic), voire BFM.tv, que je vous laisse libres de définir, reprennent au premier degré l’article sur l’infirmière dite diabolique. Et même si le texte de l’article lui-même est rédigé sur le mode du canular, beaucoup commentent et partagent de bonne foi ce qu’ils prennent pour un vrai scandale.

    L’émotion provoquée par cette fausse information et le caractère massif de sa diffusion pointent sans doute la fascination provoquée par ce type d’histoire, qui réveille les notions d’impuissance souvent ressentie par les patients (et la nécessaire confiance à accorder au corps médical et soignant), les liens de filiation ou la place de l’éducation, sans parler de l’éternelle dialectique entre nature et culture.

    La part consacrée par la fiction à ce thème (voir mon dernier article sur les films dont c’est le sujet) et le nombre de légendes urbaines qui circulent sur cette question ne doivent pas occulter pour autant les cas bien réels.

    En 2015, le procès des bébés échangés a ainsi lieu à Grasse : en 1994, deux nouveau-nés atteints de jaunisse sont installés dans la même couveuse de la maternité privée de Cannes faute de matériel disponible.
    À leur sortie, l’auxiliaire de puériculture confond les deux bébés, mais, lorsque les parents émettent des doutes, ils se voient répondre que ce sont les UV des couveuses qui ont modifié la couleur de peau et la longueur de cheveux de leurs filles.

    L’une des deux familles ayant accepté de s’exprimer publiquement témoigne ensuite des rumeurs de tromperie circulant dans le village face au manque de ressemblance entre la fille et son père. Celui-ci, séparé de la maman, ayant décidé d’arrêter de verser la pension alimentaire au motif que cet enfant de dix ans ne serait pas le sien, un test ADN est réalisé.
    Résultat : l’enfant n’est pas la fille de son père. Ni de sa mère, en fait.

    Après trois mois d’enquête, la gendarmerie retrouve l’autre enfant. Les deux familles se rencontrent, mais ne parviennent pas à établir de véritable lien. Elles portent cependant l’affaire en justice et, plus de vingt ans après la naissance de leur enfant, obtiennent à elles deux près de deux millions d’euros en réparation du préjudice subi.
    Lors du procès, la défense de la maternité et de son assurance n’exprimera aucune excuse et essaiera même de rejeter la faute sur les deux mères en les accusant d’avoir manqué de discernement...

    Dans Les P’tites Michu actuellement à l’Athénée, c’est aussi un échange de bébés qui est à l’honneur, mais dans un genre plus léger, puisque tout le monde est content à la fin — même le public, paraît-il. Il vous reste encore demain pour voir le dernier spectacle de la saison !

    Clémence Hérout

  • La vie est un long fleuve tranquille • Perspective




    Ce soir, Le Balcon clôt les lundis musicaux de cette saison avec un concert plein de surprises, w i n d s. Rendez-vous à 20 h !

    Les autres jours, c’est l’opérette Les P’tites Michu qui déchaîne les foules : pour en avoir un aperçu, rendez-vous sur cette vidéo diffusée en direct où je filmais les applaudissements de la première. Pour applaudir vous aussi, c’est jusqu’à vendredi.

     
     
     
     
    Les deux p’tites Michu sont des jumelles — ou plutôt, c’est ce que tout le monde croit. On apprend en effet rapidement que l’une des p’tites Michu est en fait une p’tite Des Ifs : les deux ont été échangées à la naissance, et personne ne sait plus qui est la fille de qui.

    Les échanges de bébé fascinent au point d’avoir donné lieu à de nombreux films sur le sujet.

    Proche de l’esprit de l’opérette de Messager et très présent dans la culture française, c’est évidemment La Vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1998) qui vient en premier à l’esprit : les nouveau-nés des Le Quesnoy et des Groseille, familles pour le moins dissemblables, ont été échangés à la maternité par une infirmière en mal de vengeance.

    Pour le plaisir, un extrait de la vie de famille chez les Le Quesnoy :
     

    Vous ne voyez pas la vidéo ? Elle est ici sur YouTube.

     
    Et chez les Groseille :



    Pour voir la vidéo sur YouTube, rendez-vous ici.
     
     
     
    Dans un autre registre, le réalisateur japonais Kore-eda proposait en 2013 avec Tel père Tel fils une réflexion sur les liens du sang et la filiation :
     
    La bande-annonce est ici sur YouTube.



    Avec Le Fils de l’autre sorti en 2012, la réalisatrice Lorraine Lévy aborde le conflit israélo-palestinien par le biais de la famille, en imaginant l’échange à leur naissance d’un enfant palestinien et d’un enfant israélien.
     

    Pour voir la bande-annonce, c'est par là.


    Malheureusement, ce genre d’histoire n’existe pas qu’au cinéma : nous en parlerons dans un prochain article ! Les P’tites Michu par la compagnie des Brigands se jouent jusqu’à vendredi. Bonne semaine !


    Clémence Hérout

  • Dans le bureau du directeur (3) – Je ne reçois plus les enragés • Perspective




    Avec Patrice Martinet qui est le directeur de l’Athénée, nous avions déjà discuté des liens de Pierre Bergé avec le Théâtre au moment de son décès, puis de ses relations avec Philippe Caubère et Jean-Luc Lagarce.

    À l’heure où la saison 2018-2019 de l’Athénée vient d’être lancée et que beaucoup d’entre vous auront remarqué que la programmation est désormais plus musicale que théâtrale à l’Athénée, j’ai évoqué avec Patrice son rapport à la musique.

     
    « J’ai toujours adoré la musique, j’en jouais même : jusqu’en 1968, j’étudiais l’orgue. Mon professeur était Marie-Louise Boëllmann-Gigout, dont le père avait travaillé avec un tel qui avait travaillé avec un tel qui avait travaillé avec un tel… qui avait travaillé avec Jean-Sébastien Bach en personne. Je m’intéressais à la musique baroque, mais pas trop à la voix ou à l’opéra.

    Mais en 1974, j’étais à New York, où la tradition wagnérienne est très forte, puisque c’est la première ville à s’être arrogé le droit de jouer Parsifal contre l’avis de la famille de Wagner, qui réservait l’œuvre au seul Festival de Bayreuth. Le public new-yorkais d’alors préférait l’opéra italien, on pouvait donc trouver des places à très bon marché en dernière minute. J’ai donc vu Tristan et Isolde le 4 février 1974, et ce fut un choc, dont je me remémore encore la date précise aujourd’hui. Dans la foulée, j’ai vu Le Crépuscule des Dieux le 8 mars, puis Parsifal le 20 avril. Il est vrai que j’avais eu droit à des distributions prestigieuses : Birgit Nilsson, Jess Thomas, Thomas Stewart Rafael Kubelik, Herbert von Karajan, mais je constate que ces opéras sont aujourd’hui encore ceux que je préfère.

    Je n’ai jamais pensé à devenir directeur d’une maison d’opéra pour autant, car je ne saurais pas choisir les voix – même si choisir les metteurs en scène n’est pas simple non plus… Le répertoire est en outre limité par rapport au répertoire dramatique, car les créations sont peu nombreuses. Apporter sa contribution à Parsifal ou à Tannhauser, c’est apporter une touche à 36 000 touches auparavant.
    Le désir de tout casser ou d’aller contre la tradition me semble donc bien légitime. On a parfois l’impression qu’à l’opéra, s’il n’y a pas scandale, il n’y a pas vraiment création… Le Ring mis en scène par Patrice Chéreau et dirigé par Pierre Boulez a été décrié à sa création, ce n’est rien de le dire, mais cette production reste une pierre importante dans la construction de la statue de Wagner.

    En fait, j’étais plus intéressé par la musique que par le théâtre quand j’étais petit. J’allais voir deux ou trois concerts par semaine –et encore, uniquement parce que mes parents limitaient le nombre de mes sorties– et au théâtre une fois par semaine au grand maximum : cela m’intéressait beaucoup moins. J’ai entendu tous les grands chefs et orchestres symphoniques de l’époque. Le théâtre de l’époque m’ennuyait, mais avec le recul, je crois que c’était probablement justifié : je voyais le théâtre comme un art coincé, qui n’arrivait pas à m’émouvoir de la même façon que la musique.

    C’est L’Âge d’or d’Ariane Mnouchkine en 1975, que je suis retourné voir trois fois malgré la difficulté d’avoir des places, qui m’a fait changer d’avis définitivement sur le théâtre. Auparavant, il y avait eu La Mise en pièces du Cid (c’était annoncé ainsi !) par Roger Planchon en 1969, et surtout L’Orlando Furioso de Luca Ronconi vu aux Halles de Paris avant leur démolition en 1969. Ce dernier spectacle a sans doute eu une influence sur les choix que j’ai pu faire, bien des années après, pour le festival Paris quartier d’été [que Patrice a également dirigé, NDLR].

    Mon goût pour le théâtre dramatique s’affirmait d’autant plus vite que mon professeur d’orgue m’avait mis à la porte de sa classe du conservatoire quelques mois plus tôt ! Je m’étais rendu une fois en mai 68 à une manifestation avec mes partitions d’orgue sous le bras et, comme nous nous étions heurtés à des militants d’Occident sur le parcours, j’étais arrivé au cours avec dix minutes de retard, moi qui suis toujours à l’heure.
    Marie-Louise Boëllmann a entrouvert la porte en la bloquant avec son pied avant de m’annoncer : “Patrice, vous êtes en retard. Sachez qu’à partir d’aujourd’hui, je ne reçois plus les enragés !” et elle a claqué la porte. Rien d’étonnant : elle avait été résistante, était une gaulliste historique, et je conspuais à longueur de journée le Général avec les autres étudiants !

    Cette année-là, j’avais prévu des vacances en Italie. Je suis parti avec mes partitions et je jouais pour les mariages en échange du gîte ou du couvert. Mais de retour à Paris, je n’ai plus jamais touché d’orgue de ma vie. Et il convient sans doute de dire maintenant ce qui m’a fait passer de la musique ancienne à la musique contemporaine —en ce qui concerne la musique qu’on appelle aujourd’hui savante, parce que par ailleurs j’ai toujours été passionné par un certain rock américain, incarné par Frank Zappa notamment.
    Je voudrais parler de ma rencontre avec Pierre Henry, avec L’Apocalypse de Jean que j’ai entendue à l’automne 68 à l’Olympia ou à la Gaîté Lyrique. Et puis, en 1972, l’éblouissement du Polytope de Xénakis aux Thermes de Cluny, le public allongé sur des matelas à même le sol, les flashes, les lasers…

    L’orientation musicale de la programmation de l’Athénée, au-delà de mon intérêt pour la musique évidemment, fait écho à l’historique de ce lieu, puisque les concerts programmés par Pierre Bergé lorsqu’il était directeur, les lundis musicaux, avaient beaucoup marqué le théâtre.
    J’avais aussi très vite vu, évidemment, que l’acoustique de l’Athénée était conçue pour la voix et les instruments. Pendant des années, la programmation de l’Athénée proposait donc de la musique, mais de façon très minoritaire. Nous avons de beaux souvenirs des résidences du Quatuor Psophos ou de la pianiste Claire-Marie Le Guay, ou bien des séries de concerts de France Musique ou du Festival d’Automne…

    La fosse d’orchestre a été découverte lors de la première campagne de travaux en 1996. Elle apparaissait sur les plans à qui sait les lire, mais l’architecte des monuments historiques ne l’avait pas vue. Il affirmait même qu’une dalle de béton de trente centimètres se trouvait sous le plancher, qui empêchait entre autres de réaliser une ventilation confortable.
    Il y avait pourtant un grand volume vide que nous avons découvert en ôtant le plancher, et l’équipe technique a eu l’idée de restituer la fosse d’origine en l’agrandissant par des praticables soutenus par des tréteaux. Ce bricolage ingénieux a tenu vingt ans, mais cela demandait des heures de travail fastidieux pour chaque ouverture ou fermeture de la fosse.

    Ce sont les nouveaux travaux de 2015 qui ont permis de créer une vraie fosse d’orchestre professionnelle, avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Région Île-de-France. Nous étions alors prêts pour ancrer définitivement la présence de la musique à l’Athénée, confirmée par notre rencontre avec l’orchestre Le Balcon, avec qui nous avons noué un partenariat inédit. »


    Vous pouvez d’ores et déjà acheter vos billets ou prendre un abonnement pour la prochaine saison à ce lien, par téléphone au 01 53 05 19 19 ou directement sur place avec Mohammed, Sylvie et Margot.

    Et pour vous plonger dès maintenant dans la programmation musicale de l’Athénée, vous pourrez voir une opérette à partir de demain : Les P’tites Michu d’André Messager clôt la saison 2017-2018 jusqu’au 29 juin.
    Et le lundi 25 juin, Le Balcon donnera un concert de musique de chambre (piano et quintette à vents), w i n d s.
     
    Clémence Hérout

  • Pop pop up • Coulisses




    Nous avons vu avant-hier comment la scénographe Elsa Ejchenrand avait travaillé en collaboration avec la metteuse en scène Catherine Dune et la créatrice de costumes Élisabeth de Sauverzac sur les deux opéras Manga-Café et Trouble in Tahiti.

    Elle nous donne aujourd’hui plus de détails sur la scénographie elle-même :

    « Nous avions déjà créé Trouble in Tahiti à Tours il y a deux ans, également sur une double soirée (l’autre opéra binôme étant La SADMP de Louis Beydts).
    C'est avec la rencontre initiée par Patrice Martinet, le directeur de l’Athénée, qui a présenté à la Catherine Dune le chef d’orchestre Julien Masmondet, qu'a été envisagée cette reprise (ou plutôt, cette suite) en lui adjoignant la commande d’une œuvre au compositeur contemporain Pascal Zavaro, Manga-Café.

    Il s’agit de deux histoires d’amour : même si les époques, intrigues et styles sont différents, une continuité dramaturgique et scénographique doit exister entre les deux opéras.

    Pour la création de Trouble in Tahiti à Tours, j’avais conçu un décor très construit, solide, architecturé. J’en ai conservé les miroirs avec des colonnes-miroir et un miroir central au sol, la couleur bleu Tahiti et des barrières blanches représentant la maison témoin des banlieues américaines dont il est question dans l’histoire. Sauf qu’au lieu de m’inscrire dans une scénographie architecturée en trois dimensions, j’ai préféré opter pour une scénographie du papier plié, comme les livres pop-up.
     

    Trouble in Tahiti (c) Élisabeth de Sauverzac
     
     
    Les saynètes s’entremêlent en effet, à chaque fois dans des lieux différents. Tout se superpose, donc j’aimais cette idée de scènes qui s’ouvrent en s’imbriquant, sans non plus tout donner à voir. Par exemple, je pense qu’on peut suggérer un lieu, comme une maison de banlieue américaine, sans en montrer tous les objets et accessoires.  En général, j’aime faire rêver le spectateur.


    Trouble in Tahiti (c) Odile Motelet
     
     
    J’ai aussi travaillé sur l’image du papier découpé pour Manga-Café, sachant que les colonnes-miroir et la couleur bleu Tahiti y sont aussi présents. Les héros de mangas sont des figures très fortes pour leurs lecteurs, qui vivent des choses à travers leurs lectures.

    En m’inspirant des manga-cafés où l’on peut lire des mangas qui existent au Japon, j’ai pensé à un espace rythmé par des bibliothèques découpées en forme de bulle de manga. Elles sont obliques, de travers, un peu agressives… Je voulais donner au public l’image d’une bibliothèque élisabéthaine avant de rentrer dans les éléments du manga avec la projection vidéo de livres.

    Manga-Café (c) Odile Motelet
     
     
    Mais, comme dans Trouble in Tahiti, je ne donne pas toutes les images. La recherche de l’amour dans le couple est l’aspect le plus important de ces opéras : il me paraît donc nécessaire de laisser une grande part aux spectateurs. »

    Pour rêver à deux histoires d’amour plus ou moins heureuses, c’est à l’Athénée ce soir et demain avec Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein et Manga-Café de Pascal Zavaro, mis en scène par Catherine Dune et dirigés par Julien Masmondet. À très vite !
     
    Clémence Hérout

  • Les gros bras • Coulisses




    Jusqu’à jeudi, deux opéras qui parlent de la difficulté d’aimer se jouent à l’Athénée dans la même soirée.
    Mis en scène par Catherine Dune et dirigés par Julien Masmondet, Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein et Manga-Café de Pascal Zavaro ont été scénographiés par Elsa Ejchenrand, qui a inventé un dispositif scénique différent pour chaque œuvre tout en conservant une continuité.

    Elsa, avec qui j’avais déjà échangé en 2012 au sujet du bel arbre naturel de Voyage d’hiver, m’a expliqué comment elle travaillait :

    « Je commence par des petits croquis pour essayer de comprendre les différences scènes : je réfléchis rapidement à différents espaces en réalisant le découpage des lieux présents dans l’œuvre, comme un synopsis.
     

     Croquis réalisé pour Manga-Café


     Croquis réalisé pour Trouble in Tahiti


     
    J’élabore ensuite très vite des maquettes en volume, parce que j’ai besoin de travailler en trois dimensions, mais aussi parce qu’il est alors plus simple de travailler en collaboration avec la metteuse en scène Catherine Dune : on a tous notre interprétation du dessin. Et pour construire mes volumes dans la maquette, j’ai besoin de me poser des questions : comment, pourquoi, à quel moment, quelle évolution…

    Ensuite, c’est Catherine Dune qui m’embarque en m’indiquant ses besoins. En gros, je mets le pied à l’étrier et c’est Catherine Dune qui conduit ! Nous avons une belle complicité, ainsi qu’avec la créatrice de costumes Élisabeth de Sauverzac : Catherine Dune nous présentait hier comme son bras droit et son bras gauche et c’est juste, je crois. Nous sommes un trio.

     

    Maquette pour une scène de Manga Café
     
     
    Je choisis les matières et couleurs dès l’étape de la maquette – pour donner une idée du temps nécessaire à la création du spectacle, j’ai fait cette maquette il y a un an. Nous discutons beaucoup toutes les trois, Catherine, Élisabeth et moi. Il est important que nous réfléchissions ensemble, car chacune donne des idées aux autres : c'est un laboratoire !
    Par exemple, les imperméables créés par Élisabeth pour Trouble in Tahiti m’ont donné envie d’utiliser de la vidéo, sachant que j’avais déjà l’idée de faire des projections pour Manga-Café.

     

     Maquette réalisé pour Trouble in Tahiti, où vous pouvez voir le rond central dont il est question ci-dessous
     
     
    D’ailleurs, chaque changement de l’une a des conséquences sur le travail de l'autre : par exemple, le miroir rond central de Trouble in Tahiti était en hauteur lors de la création à Tours. Pour des raisons budgétaires, j’ai renoncé à cette surélévation. 
    Cela a modifié la mise en scène de Catherine qui a dû retravailler les déplacements et gestuelles des chanteurs, ainsi que sur les costumes d’Élisabeth qui doit alors s’assurer que tous les nouveaux mouvements ainsi décidés sont faisables dans ces vêtements. »

    Nous reviendrons vite sur le travail réalisé spécifiquement par Elsa Ejchenrand pour Manga-Café et Trouble in Tahiti. Vous pouvez en attendant aller voir le spectacle, qui se joue jusqu’à jeudi. Bonne semaine à tous !

    Clémence Hérout

  • Trouble à l'Athénée • La corde verte du lapin qui siffle




    Les deux opéras Trouble in Tahiti de Bernstein (qui a entre autres composé West Side Story) et Manga-Café de Pascal Zavaro, compositeur français né en 1959, commencent ce soir dans une direction de Julien Masmondet et une mise en scène de Catherine Dune.

    Trois heures avant la représentation, je filmais le plateau en direct pour vous montrer l'équipe technique à l'œuvre. Diffusée sur nos pages Facebook et Twitter, la vidéo a donné lieu à quelques commentaires de spectateurs en direct (c'est à eux que vous m'entendrez répondre) : comme vous le verrez, il y est beaucoup question de poireau.

     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, vous pouvez cliquer .
     
    Trouble in Tahiti et Manga-Café commencent ce soir et se jouent jusqu'à jeudi 14 !

    Bon week-end.
     
    Clémence Hérout

  • La fabrique des crétins • Perspective




    Si vous allez demain voir le cabaret Eden Teatro à l’Athénée (je dis « demain » parce qu’il ne reste précisément plus que la représentation de demain), vous commencerez par entendre un autre texte de son auteur Raffaelle Viviani, où il compare cinéma et théâtre en craignant que le cinéma soit une fabrique à crétins.

    Pour le plaisir de le contredire, je vous propose un florilège de belles scènes de cabaret au cinéma.

    Si vous n’avez pas vu Les Feux de la rampe de Charlie Chaplin, le caractère burlesque de cette scène avec Chaplin et Buster Keaton ne doit pas vous tromper sur le caractère sombre et testamentaire de ce film magnifique (je pèse mes mots) de 1952.
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.

     
     
    En 1957, Audrey Hepburn réalise dans Funny Face (Drôle de frimousse) de Stanley Donen une danse pour le moins expérimentale dans un café parisien pour prouver au personnage de Fred Astaire que la danse est un moyen d’expression :
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.

     
     
    Toujours à Paris, mais avec son style bien à lui (moins sobre, dirons-nous), Baz Lurhmann proposait en 2001 sa vision du Moulin Rouge avec Nicole Kidman :

    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.
     
     
     
    Dans Tournée, Mathieu Amalric donne à voir le milieu du new burlesque (2010) :
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.

     
     
    Après un beau moment de solitude, Jim Carrey propose une interprétation très personnelle d’Elvis Presley dans Man on the Moon de Milos Forman (1999) :
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.

     
     
    Et bien sûr, on ne pouvait terminer cette sélection subjective sans le bien nommé Cabaret de Bob Fosse sorti en 1972, où le personnage de Liza Minelli se produit dans le Berlin des années 1930.
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici.

     
     
    Un petit bonus juste pour le plaisir de donner raison à Raffaelle Viviani et de vous faire saigner des yeux et des oreilles, dans la lignée de ce formidable Carmen avec Beyoncé dont je vous avais parlé il y a quelques mois, un extrait de Glitter Mariah Carey chante dans un club.
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, cliquez ici (ou pas, finalement)

     
    En espérant vous avoir mis l’eau à la bouche pour aller voir le cabaret napolitain mis en scène par Alfredo Arias demain à 19 h, je vous souhaite une excellente semaine.
     
    Clémence Hérout

  • Dans les coulisses de l'Eden • Coulisses




    Grosse actualité pour l’Athénée : 23 rue Couperin à peine terminé, c’est le cabaret Eden Teatro qui commence ce soir, avant l’annonce de la saison 2018-2019 qui aura lieu après-demain ! Vous êtes donc les bienvenus ce samedi de 14h à 18h pour découvrir la nouvelle saison autour d’un goûter.

    Une demi-heure avant la représentation, j’étais dans les coulisses du spectacle pour une vidéo diffusée en direct sur nos pages.

    Pour découvrir les coulisses, les costumes et une partie de l’équipe technique au travail, vous pouvez vous rattraper en différé ici ou ci-dessous !

     
     
     
    Eden Teatro de Raffaelle Viviani mis en scène par Alfredo Arias se joue jusqu’à mardi. N’oubliez pas que, pour continuer à recevoir mes articles, il faut cliquer sur « oui, je confirme » tout en haut de ce mail ! Sans action de votre part, votre adresse sera retirée de notre liste.

    À très vite.
     
    Clémence Hérout

  • Les nouveaux monstres • Coup de théâtre




    C’est mieux, mais pas encore ça : n’oubliez pas de cliquer sur « oui je confirme » ci-dessus pour continuer à recevoir nos articles ! Si vous l’avez déjà fait une fois, il est inutile de le refaire.

    Nous discutions jeudi soir avec Karim Bel Kacem, auteur et metteur en scène de 23 rue Couperin, sur le matériau documentaire à partir duquel il a construit son spectacle. Lorsque je lui ai demandé plus de précisions sur le « regard idiot » qu’il dit chercher à développer sur la cité, voici ce qu’il m’a répondu :

    « Je ne mène pas un projet documentaire recherchant l’objectivité, préférant plutôt définir une subjectivité à mettre en place. J’ai commencé à travailler sur les éléments constitutifs de mon quartier, à savoir le fait qu’il s’agit d’un ancien pigeonnier et que chaque immeuble porte le nom d’un compositeur.
    Il me semblait poétiquement et politiquement intéressant, sans porter de jugement de valeur ou anticiper une solution ou des explications, d’adopter un point de vue animal. D’où le sous-titre du spectacle, “point de vue d’un pigeon sur l’architecture”. L’animal observe les choses humaines sans forcément les interpréter. D’ailleurs, j’ai découvert ensuite le roman Anima de Wajdi Mouawad, qui s’ouvre sur une scène violente décrite du point de vue d’un chat. Je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’affect, mais il n’y a en tout cas pas d’affect humain. C’est très beau dans la façon de raconter la violence. »


     (c) Think Tank Théâtre
     
    Karim a également pour ambition de monter plusieurs spectacles ensuite, sur la thématique des « nouveaux monstres », qu’il présente ainsi :

    « c’est une observation engagée. Je me suis rendu compte que mon quartier d’Amiens Nord est l’un des dégâts collatéraux du libéralisme. On a fait venir des gens pour bosser dans nos usines ou reconstruire le pays : une fois le travail terminé, ils se sont retrouvés là et sont restés dans ces quartiers. On a sacrifié des êtres humains au nom d’une économie.

    Dans le même état d’esprit, j’ai commencé à créer une pièce sur des camgirls [personnes faisant commerce de leur corps par internet, NDLR] en Roumanie, qui est une invention pure et dure du libéralisme à l’échelle mondiale.
    En gros, des Américains dirigent des sites internet sur lesquels ils engagent des femmes pour des Occidentaux qui paient 4,99 euros pour voir une Roumaine se déshabiller. Avec l’autrice Caroline Bernard, nous avons réalisé vingt interviews de camgirls et montons un projet artistique, Eromania, sur le parcours de trois de ces filles. Cette idée des nouveaux monstres, c’est un moteur — je mets “monstres” entre guillemets, car ce sont des symptômes et non le problème lui-même. » 

    Il vous reste la représentation de ce soir pour voir 23 rue Couperin ! Bon week-end à tous.
     
    Clémence Hérout

  • Avant le démantèlement • Coup de théâtre




    23 rue Couperin se joue jusqu’à samedi à l’Athénée. Le spectacle part de l’expérience de son auteur et metteur en scène Karim Bel Kacem, qui explique que c’est la destruction programmée des barres d’immeubles du quartier d’Amiens Nord, où il a grandi, qui a constitué le point de départ du spectacle :

    « il s’agit de profiter de que ce qui est appelé à disparaître en tant qu’espace uniforme, et d’interroger les gens avant l’éclatement. J’anticipe une forme d’introspection, car il y a plus de choses à observer maintenant, aux portes du démantèlement, qu’après le démantèlement — même si j’aurais aussi pu réaliser le projet après l’éclatement des barres. Qu’est-ce que la prévision du démantèlement crée chez les gens ? »


     (c) Isabelle Meister
     
     
    Pour autant, Karim Bel Kacem ne souhaite pas définir son travail comme du théâtre documentaire : « je n’ai rien contre le théâtre documentaire. C’est simplement que, dans l’expression scénique, je ne souhaitais pas adopter cette forme ». Il emploie en revanche le terme de « théâtre documenté », car le spectacle utilise bien un matériau documentaire.

    Pour écrire le texte et le spectacle, Karim a ainsi mené des entretiens avec les gens du quartier, mais aussi des bandes vidéos tournées par un couple d’Amiénois qui a créé l’association Canal Nord en 1984, au 9e étage de la barre Couperin. Si Karim ne connaît pas le but initial de leur démarche, ces deux personnes ont filmé le quartier pendant vingt ans.

    « Ils ont TOUT filmé, y compris des choses anecdotiques. J’ai regardé les bandes en sélectionnant des extraits qui me touchaient, sachant que je voulais aussi donner à entendre les habitants de chacune des barres et des gens d’âges, origines, conditions… différents. Mais même un extrait où quelqu’un commente juste les flocons de neige qu’il voit par la fenêtre, ça me touche. »

    Quant aux entretiens, ils ont été menés sans grille de questions prédéterminées et ont visé autant des copains d’enfance de Karim que l’aujourd’hui député François Ruffin, le représentant de la communauté des harkis ou un ancien maire adjoint. Ces interviews ayant été filmées, Karim confie sa volonté d’en faire une exposition. « En tout cas, je voulais partir de l’individu pour aller vers le collectif ».

    Karim souligne aussi qu’il souhaite développer un « regard idiot » : nous verrons plus en détail ce qu’il veut dire dans le prochain article, sachant qu’il ne reste plus que deux représentations de 23 rue Couperin qui se termine ce samedi !

    Bonne soirée.

    Clémence Hérout

  • Les pigeons sont nos amis • Entretien




    La première de 23 rue Couperin a eu lieu ce soir.
    Une heure avant le début du spectacle, je filmais au bar de l’Athénée l’éleveur d’oiseaux Tristan Plot avec Mimosa, l’un de ses pigeons -car oui, des oiseaux jouent aussi dans le spectacle.

    Nous avons parlé avec Tristan de la façon dont il éduque ses oiseaux, comment il vit avec eux, des différences entre espèces, et bien sûr de cette question fondamentale : les pigeons sont-ils vraiment aussi cons qu’on le dit ?


    La vidéo a été diffusée en direct sur Facebook et Twitter, et est disponible en différé sur YouTube.
     
     
    23 rue Couperin écrit et mis en scène par Karim Bel Kacem et dirigé par Alain Franco et l'ensemble Ictus se joue jusqu’à samedi !

     
    Clémence Hérout

  • Restez avec moi • D'hier à aujourd'hui





    Le lundi est souvent musical à l’Athénée : lundi prochain, rendez-vous donc avec un pianiste, un baryton et un altiste (Tanguy de Williencourt, Edwin Fardini et Adrien La Marca) pour des œuvres de Franz Liszt, Guy Ropartz, Johannes Brahms et Gustav Mahler, toutes composées sur des poèmes.
    On retrouve ainsi les auteurs Henrich Heine chez Liszt et Ropartz, et Friedrich Rückert chez Brahms et Mahler.

    Journaliste et poète considéré comme l’un des grands écrivains de l’Allemagne du 19e siècle, Henrich Heine s’installa en France après avoir fui l’Allemagne, où il fut beaucoup attaqué pour ses origines juives et ses prises de positions politiques notamment publiées dans le quotidien Allgemeine Zeitung.

     

    Heinrich Heine sur une ancienne pièce allemande de 10 marks éditée en 1972

     
    Lizst a par exemple choisi le poème Ein Fichtenbaum steht einsam publié dans le recueil Intermezzo lyrique dont je vous livre la traduction en français réalisée par Jacky Lavauzelle.

    Un sapin reste seul
    Au nord du sommet décharné.
    Il dort dans sa couverture blanche
    De glace et de neige.
    Il rêve d’un palmier,
    Là-bas, dans le lointain orient,
    Solitaire et pleurant en silence
    Sur sa paroi rocheuse brûlante.

    Pour le plaisir de la comparaison, voici la traduction de Gérard de Nerval :

    Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ! la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.
    Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.


    Friedrich Rückert était quant à lui un professeur d’université dont on dit qu’il maîtrisait quarante-quatre langues (je vous laisse trois secondes pour crier en silence). Ses poèmes ont beaucoup été adaptés en musique, notamment par Schubert, Robert et Clara Schumann ou Richard Strauss.
    Très affecté par la mort de deux de ses enfants, il écrit le recueil Chants des enfants morts, dont cinq poèmes sur les quatre-cent-vingt-huit seront mis en musique par Mahler, contre l’avis de sa femme Anna qui s’interrogeait sur l’opportunité de tenter le diable en composant des chants funèbres sur la mort d’enfants quand on en a soi-même, des enfants.

     

     Statue représentant Friedrich Rückert dans la ville de Schweinfurt en Bavière (Allemagne)
     

    Voici la traduction collective (disponible sur wikisource) des deux derniers poèmes choisis par Mahler.

    IV
    Souvent je pense qu’ils sont seulement partis se promener,
    Bientôt ils seront de retour à la maison.
    C’est une belle journée, Ô n’aie pas peur,
    Ils ne font qu’une longue promenade.
    Mais oui, ils sont seulement partis se promener,
    Et ils vont maintenant rentrer à la maison.
    Ô, n’aie pas peur, c’est une belle journée,
    Ils sont seulement partis se promener vers ces hauteurs.
    Ils sont seulement partis avant nous,
    Et ne demanderont plus à rentrer à la maison,
    Nous les retrouverons sur ces hauteurs,
    Dans la lumière du soleil, la journée est belle sur ces sommets.

    V
    Par ce temps, par cette averse,
    Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors.
    Ils ont été emportés dehors,
    Je ne pouvais rien dire !
    Par ce temps, par cet orage,
    Jamais je n’aurais laissé les enfants sortir,
    J’aurais eu peur qu’ils ne tombent malades ;
    Maintenant, ce sont de vaines pensées.
    Par ce temps, par cette horreur,
    Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors.
    J’étais inquiet qu’ils ne meurent demain ;
    Maintenant, je n’ai plus à m’en inquiéter.
    Par ce temps, par cette horreur !
    Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors !
    Dehors ils ont été emportés,
    Je ne pouvais rien dire !
    Par ce temps, par cette averse, par cet orage,
    Ils reposent comme dans la maison de leur mère,
    Effrayés par nulle tempête,
    Protégés par la main de Dieu.

    Pour entendre ces textes en langue originale et chantés par Edwin Fardini, c’est ce lundi 14 mai à l’Athénée !

    Bonne fin de semaine.
     
    Clémence Hérout

  • Occupés à des choses qui ne servent à rien • Perspective




    L’Athénée accueillera bientôt le spectacle 23 rue Couperin, qui porte sur une cité d’Amiens nord en particulier et sur la banlieue en général.
    C’est en prévision de ce spectacle qu’était organisée une rencontre sur l’architecture et la banlieue il y a trois semaines à l’Athénée. Y participaient Karim Bel Kacem, auteur et metteur en scène du spectacle, Patrick Bouchain, architecte et scénographe, Antoine Nochy, écologue et philosophe, et des spectateurs encore plus nombreux qu’espéré (quand je pense qu’on pensait faire la rencontre au foyer-bar…).
    Filmée et diffusée en direct sur nos réseaux sociaux, la rencontre peut être regardée en différé ici.

    Patrick Bouchain a entre autres commencé par rappeler que la banlieue n’était pas que le lieu d’habitation de l’immigration. Au départ, il s’agissait selon lui de construire pour offrir de meilleures conditions de logement. Les premiers banlieusards sont donc généralement les personnes ayant quitté le centre-ville pour aller en périphérie dans l’espoir d’obtenir de meilleures conditions de vie.
    En 1954, il est décidé de créer un organisme central pour rattraper le retard en matière de logement, lié aux destructions intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale ou l’absence de rénovation d’avant-guerre. On construit alors massivement en ne se posant la question que de la quantité, sans s’interroger sur l’application d’un même modèle d’architecture de Lille à Marseille.
    Dans les années 1970, il devient évident que le modèle ne fonctionne pas comme attendu : et, toujours du point de vue de Patrick Bouchain, au lieu de faire rentrer ces quartiers dans le droit commun, on n’y a appliqué qu’une politique d’exception, par le biais notamment de création de dispositifs spécifiques.
    Aujourd’hui, il est d’avis que la destruction des barres d’immeuble mise en œuvre par les pouvoirs publics détruit autant l’histoire et la culture des habitants que le bien commun, la construction ayant été financée par de l’argent public.

    Sur la question de la destruction, Karim Bel Kacem a indiqué avoir changé d’opinion avec le temps. Lui aussi a commencé par se dire qu’il fallait mieux raser le quartier où il a grandi dans le nord d’Amiens, et qui fait l’objet du spectacle 23 rue Couperin. Mais où loger les personnes qui habitaient dans ces immeubles ? Elles risquent de se retrouver encore plus éloignées des centres-villes.

    Antoine Nochy a aussi signalé qu’étymologiquement, la banlieue était le lieu du ban. Reprenant une remarque formulée par Patrick Bouchain qui avait insisté sur l’impossibilité de prendre possession de son logement (puisqu’il faut le rendre dans le même état à son départ), il a souligné l’impossibilité de se sentir chez soi lorsqu’on habite un logement social. Le chez-soi devient alors le lieu d’exclusion et de la fragilité, entraînant un phénomène de manipulation territoriale où l’on ne s’approprie jamais vraiment son lieu de vie. Revenant sur le fait qu’il était toujours question de la banlieue comme d’un lieu d’exclusion, il a affirmé que 70 % des Français vivaient en banlieue.

    À une personne présente dans la salle qui se posait la question du bien-fondé des destructions en soulignant le caractère délétère de ces grandes barres, Patrick Bouchain a noté que la rue de Rivoli à Paris était elle aussi une barre architecturale. Selon lui, le sentiment de mal vivre n’était donc peut-être pas dû à l’architecture, mais à la façon dont la ville était gérée.
    En insistant sur l’importance de s’approprier son lieu de vie, il a cité la possibilité de créer des fermes urbaines ou des fermes sur les toits des immeubles, ou de donner le budget nécessaire à la destruction d’un logement (environ 35 000 euros) à ses habitants pour le rénover plutôt que de le détruire.
    Évoquant la question économique, trouvant ainsi un écho aux propos d’Antoine Nouchy qui estimait que les habitants des banlieues étaient utilisés de manière informelle dans l’économie, Patrick Bouchain est aussi revenu sur l’impossibilité de domicilier le siège social d’une entreprise dans un logement social.

    Lorsqu’une autre personne de l’assistance a interrogé les trois intervenants sur leurs propositions de solution, Karim Bel Kacem a insisté sur la vie sociale dans ces quartiers. Donnant l’exemple d’un musicien du spectacle 23 rue Couperin, « qui vit à Berlin dans un grand bâtiment encore plus dégueulasse que le mien », mais qui, lorsqu’il descend de chez lui, a davantage à sa disposition qu’un kebab et une boulangerie, Karim Bel Kacem a invité à réfléchir à construire des endroits où créer du lien social -tout en reconnaissant la complexité du projet.

    Lorsqu’il a été soulevé dans la salle que certaines banlieues pouvaient être plus bourgeoises que les centres-villes où la paupérisation existait également, le caractère central de l’architecture a été interrogé par Patrick Bouchain : le problème est-il l’architecture, ou plutôt l’impossibilité de se créer une identité dans une vie où l’on ne se reconnaît pas ?

    Une personne ayant ensuite fait le parallèle entre la gestion résidentielle des banlieues et le processus de domestication, Antoine Nouchy a émis la crainte que l’animalité en nous s’éteigne, en remarquant : « mais qu’est-ce qu’on se fait chier dans cette société à être toujours occupés à des choses qui ne servent à rien… ».

    Il fut ensuite rapidement question de l’héritage de la colonisation et des discriminations, mais aussi de la nécessité de laisser la parole aux habitants, avant de conclure sur la notion de culture légitime : si les banlieues sont souvent perçues comme des lieux où la culture est absente, c’est sans doute aussi parce que l’institution leur résiste.

    Pour continuer la réflexion sur ces sujets, n’hésitez pas à aller voir 23 rue Couperin, un spectacle théâtral et musical qui se jouera à l’Athénée du 15 au 19 mai.
     
    Clémence Hérout

  • Il s'agit radicalement d'une femme • Entretien




    L’opéra La Conférence des oiseaux se joue jusqu’à demain à l’Athénée. Deuxième partie de notre entretien avec son compositeur Michael Levinas.


    « – Est-ce que vous vous reconnaissez dans l’appellation musique spectrale, à laquelle vous êtes généralement associé ?

    – Historiquement, je peux m’y reconnaître en partie. Mais La Conférence des oiseaux est une œuvre théâtrale, où la relation avec le texte, la forme narrative ou la structure linguistique des phrases ne pouvaient correspondre au champ spectral de la première génération.
    En ce sens, cette œuvre lyrique constituait un tournant et une évolution fondatrice dans mon travail. Elle précédait la composition de mes opéras et œuvres dramaturgiques certes rendues possibles par mon approche du timbre, mais ne pouvant rentrer dans une démarche strictement spectrale.


    – Comment avez-vous sculpté l’espace dans La Conférence des oiseaux ?

    – La salle change de caractéristiques acoustiques suivant la trajectoire de la dramaturgie et sa forme musicale : il existe bien sûr une relation frontale, même si le narrateur ne se situe pas dans l’espace scénique. Par un travail électroacoustique, le lieu change cependant de structure acoustique architecturale.
    Il peut ainsi devenir un immense hall pour un meeting politique où le personnage de la huppe harangue tous les oiseaux, un jardin merveilleux traversé par des bruits d’eaux offrant une vision onirique d’un espace de dialogue, une immense vallée de traversée du désert, un espace où il faut franchir des obstacles et où le théâtre sort de ses gonds en quelque sorte… Le lieu se métamorphose, les oiseaux envahissent la salle et s’en vont au fond de l’espace.


     
    (c) Pascal Chantier
     
     
    – Si La Conférence des oiseaux a été composée en 1985, le personnage de la huppe résonne avec l’actualité…

    Comme je l’ai expliqué, la théâtralité de La Conférence des oiseaux est née notamment de ce lien entre les structures des scènes, l’apport du cinéma et le monde radiophonique. Par-delà l’espace théâtral qui est une transmutation du réel, cela va jusqu’à l’utopie des lieux et le mystère mystique : le grand thème de ce vieux texte persan d’Attar où une huppe réunit tous les oiseaux du monde et leur demande de la suivre pour aller à la recherche du Symorg !

    Le message de La Conférence des oiseaux pourrait avoir pour nous aujourd’hui une résonance très différente que la réception des années 80. Je pense à la question du féminin et l’aspiration complexe au sacré. Le personnage de la huppe est paradoxal et radicalement moderne dans son identité féminine : il s’agit d’une féminité non inféodée au masculin. La femme représente ici l’essence du courage, la capacité de sacrifice, la radicalité et la vérité. Elle se refuse à tout compromis au nom de cette exigence. “Je vous ai trompés, car j’ai moi-même été victime d’une illusion” : il faut être doué d’un courage majestueux pour reconnaître cette vérité ultime. Le mot “huppe” est féminin en français : sa féminisation a été pour moi essentielle dès le départ, contrairement au spectacle monté par Peter Brook à partir du texte, où la huppe pouvait aussi bien être un homme ou une femme. Pour moi, il s’agit radicalement d’une femme : la grammaire française m’a amené à cette conception du personnage et du livret.

    La Conférence des oiseaux évoque enfin la question de l’effort de transcendance et le risque de déviation radicale et sacrificielle. Il me semble que La Conférence des oiseaux nous parle de certaines problématiques et interrogations de notre monde contemporain. Le théâtre a souvent été le lieu de cette réflexion. »


    Il vous reste deux représentations pour découvrir cet opéra dirigé par Pierre Roullier et mis en scène par Lilo Baur : ce soir et demain !
     
    Bonne semaine.
     
    Clémence Hérout

  • En direct de la scène de l'Athénée • Coulisses




    Alors que l'opéra La Conférence des oiseaux commence dans moins de cinq minutes à l'Athénée, découvrez ce qui se passait sur scène il y a seulement une demi-heure : les artistes et les techniciens y menaient une toute dernière répétition, dont des extraits ont été retransmis en direct sur nos pages Facebook et Twitter. C'est par ici pour le différé ! 



    Lien direct de la vidéo : https://youtu.be/KXa_2nmvlro


    La Conférence des oiseaux, un opéra de Michael Levinas d'après un conte persan de Farid Al-Din Attar, dirigé par Pierre Roullier et mis en scène par Lilo Baur, se joue à l'Athénée jusqu'à mercredi. Bon week-end !

    Clémence Hérout


  • Le chant des oiseaux • Entretien




    L’opéra La Conférence des oiseaux commence vendredi à l’Athénée. Son compositeur Michael Lévinas m’a accordé un entretien, à découvrir en deux parties :


    « – Comment avez-vous travaillé le rapport entre langue française, musique et cri des oiseaux dans La Conférence des oiseaux ?

    Ce travail sur La Conférence des oiseaux prolonge une préoccupation musicale qui m’a guidé depuis longtemps : faire entendre la relation étroite des instruments avec le corps et la voix tout en cherchant l’essence originaire de l’instrument. J’y entendais comme un lien au monde animal – un peu comme on peut le voir dans les œuvres de Jérôme Bosch.
    Ainsi, dans La Conférence des oiseaux, j’ai relié l’imaginaire de la voix animale de l’oiseau et des prononciations fantasmatiques du monde animal à la vocalité du texte. Beaucoup plus tard, j’ai poursuivi l’intuition qui a inspiré La Conférence des oiseaux puisque, dans beaucoup de mes opéras, j’ai fait entendre la relation des phonèmes entre eux ainsi que le déplacement de la prosodie en mettant en évidence le rôle percussif des consonnes et un véritable chant des voyelles : une déclamation sans doute presque lettriste de la langue, mais aussi de la mélodie.


    – Pourriez-vous mieux expliquer votre appréhension des consonnes et voyelles ?

    – J’entends dans la langue française la puissance des lettres dans leur prononciation et leur déclamation. C’est ainsi que j’ai utilisé l’ancien français dans ma dernière œuvre, La Passion selon Marc. La Conférence des oiseaux se situe dans cette trajectoire, très loin, il est vrai du Chant des oiseaux d’Olivier Messiaen. Il était présent dans la salle à la création. J’entends le chant de l’oiseau comme un cri effrayé, quand bien même il génère aussi le mélodieux. Mon écriture mélodique repose dans tous mes opéras sur la prosodie de la langue française, mais aussi sur sens de la phrase.

     

     (c) Pascal Chantier

     
    – Dans l’un de vos textes, vous avez employé l’expression de “cri chant” : que signifie-t-elle ?

    – C’est ainsi que j’ai défini la vocalité de La Conférence des oiseaux. Elle s’éloignait du théâtre musical, car il ne s’agissait déjà plus de structures théâtrales basées sur la déconstruction narrative, mais sur une syntaxe de la langue qui restructure la relation entre la phrase syntaxique et la mélodie, le lien entre narrativité et forme lyrique.


    – Vous avez expliqué que l’œuvre présentait de similitudes avec les fondus enchaînés au cinéma, pouvez-vous en dire plus ?

    – C’est une forme théâtrale et lyrique marquée par l’art cinématographique et radiophonique. Se substitue à la notion de succession de scènes une métamorphose de l’espace et des personnages, en suivant la technique du fondu enchaîné.
    C’est ainsi qu’un espace et un climat d’une scène laissent place lentement au climat d’une autre scène, dans une conception très proche de ce qu’on voit chez Antonioni ou dans des formes qui m’avaient marqué du cinéma surréaliste du Luis Buñuel des années 1930. L’œuvre avance par cette métamorphose des objets, espaces, lieux et figures. Dans La Conférence des oiseaux, le périmètre théâtral sort ainsi de son champ spatial et du classicisme de la scène. »


    Pour voir sortir le théâtre de son périmètre, c’est du 6 au 11 avril à l’Athénée ! La Conférence des oiseaux y est mise en scène par Lilo Baur et dirigée par Pierre Roullier.


     
    Clémence Hérout

  • Elle se filme • Coulisses




    ‘Elle’ de Jean Genet continue jusqu’à la fin de la semaine à l’Athénée dans la mise en scène d’Alfredo Arias. Nous avions vu dans cet article puis dans celui-ci que le spectacle donnait lieu à une création vidéo, conçue à partir d’images d’Alfredo Arias lui-même.
     
    Après une journée entière de préparation, le tournage a aussi duré une journée pendant laquelle Alfredo a patiemment répété des suites de mouvements prédéterminés. Aperçu :
     
     
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, vous pouvez la voir ici sur YouTube.
     
     
    Ensuite, Alejandro et Flavio Rumolino ont effectué un traitement de l’image pour détourer la silhouette d’Alfredo qui avait été placé sur fond vert, mais aussi déformer les perspectives pour prendre en compte que les vidéos seront projetées depuis un projecteur placé à une vingtaine de mètres de la scène. La lumière était également déterminante pour ne pas écraser le visage ni créer des ombres.  
     
    Alejandro Rumolino, le créateur de la vidéo, a accepté de communiquer l’un des fichiers projetés pendant le spectacle :
     
     
    Si vous ne voyez pas la vidéo, vous pouvez la voir ici sur YouTube.
     
     
    Vous, depuis la salle, vous verrez quelque chose qui ressemble à cela :
     
     
    © Laura Lago

     
     
    © Laura Lago
     
     
    Pour l’instant, moi, je vois plutôt ça :
     
     
     
     
    Mais je serai de retour bientôt pour La Conférence des Oiseaux ! ‘Elle’ se joue jusqu'au 24 mars.
     
     
    Clémence Hérout

  • Les bras ouverts • Coulisses




    Nous avions vu la semaine dernière comment, en septembre, l’équipe du spectacle ‘Elle’ avait investi le plateau de l’Athénée pour y poser des lumières et du vert : c’est parce que, dans ‘Elle’, des vidéos sont projetées directement SUR le metteur en scène et acteur Alfredo Arias.



     

     
     
    Ce sont en effet des images qui habillent Alfredo, y compris lorsqu’il est en mouvement : après traitement par l’équipe, les vidéos créées ces deux jours de septembre apparaissent sur lui pendant le spectacle.
     

     
     
     
    Il fallait donc le filmer en costume dans d’innombrables postures et mouvements : sachant déjà avec précision ce qu’il allait jouer et comment, Alfredo avait identifié avec son équipe une vingtaine de séquences à tourner.

     

    Après l’installation et tous les tests le mardi, l’équipe a donc passé son mercredi à tourner les séquences nécessaires, chacune durant un temps déterminé entre trente secondes et quelques minutes. Chaque séquence était déjà bien identifiée et définie : « face debout salutations mains jointes », « face debout bras ouverts », « face accroupi », « dos debout bras ouverts… »
     

     
     
     
    Pour Alfredo Arias, l’exercice était particulièrement difficile, puisqu’il a consisté à mémoriser toutes les séquences et à les reproduire ensuite en respectant à la fois l’espace délimité, le rythme fixé et l’exactitude du geste visé.

    Installé sur le fond vert, filmé par Alejandro et Flavio, maquillé par Pauline, habillé par Pablo et chronométré par Olivier, Alfredo a ainsi passé sa journée à lever les bras, tourner sur lui-même, joindre les mains ou baisser la tête.




     

    Pour avoir un aperçu du résultat, il faut attendre l’article de la semaine prochaine — ou aller voir le spectacle : ‘Elle’ de Jean Genet mis en scène par Alfredo Arias se joue jusqu’au 24 mars.
    Je vous souhaite une bonne semaine à tous depuis ma maison temporaire où c’est encore l’hiver !
     
     

    Clémence Hérout

  • Elle se prépare • Coulisses




    Demain commencera 'Elle' de Jean Genet mis en scène et interprété par Alfredo Arias, que vous avez déjà pu voir à l’Athénée en 2000 dans Les Bonnes du même Genet et Circo Equestre Sgueglia de Raffaele Viviani en 2015.

    En septembre, toute l’équipe du spectacle 'Elle' était à l’Athénée, mais pas pour les répétitions artistiques, essais techniques ou réunions administratives plus ou moins habituelles.

    Dans l’une des loges, Alfredo se faisait maquiller par Pauline…



     
     
    tandis qu’Alejandro, Flavio et l’équipe technique de l’Athénée installaient projecteurs et bâches sur le plateau,
     

     
     

    ou qu’Olivier préparait chronomètre et bloc-notes.
     

     
     

    Parce qu’'Elle' n’est peut-être pas que du théâtre : rendez-vous demain soir à l’Athénée pour en voir davantage, ou ici la semaine prochaine pour la suite !

    En attendant, Alfredo Arias sera l’invité d’Édouard Baer sur Radio nova aujourd’hui à partir de 8 h 10. Courage avec la météo, c’est bientôt la fonte des glaces !
     

     
     
    Clémence Hérout

  • Quartier des cerises • D'hier à aujourd'hui




    Moscou Paradis se joue à l’Athénée jusqu’à demain : je vous racontais la semaine dernière combien son compositeur, Chostakovitch, avait été persécuté par le régime stalinien, entravant considérablement son travail artistique.

    Ainsi a-t-il seulement achevé trois drames musicaux : Le Nez, Lady Macbeth du district de Mtsensk, et ce Moscou Quartier des cerises, adapté à l’Athénée par Opéra Louise sous le titre de Moscou Paradis.
     

     (c) Magali Dougados
     
    Dénonçant les problèmes de logement et la corruption, cette opérette s’attaque à l’URSS de son époque en jouant avec les limites de la censure. Créée en début 1959, elle répond en fait à une commande du Théâtre d’opérette de Moscou.
    Outre les critiques à peine voilées du régime dans l’esprit mordant de Chostakovitch donnant ici exceptionnellement dans la musique légère, on y décèle des pastiches et allusions musicaux, en particulier à Borodine, Soloviov-Sedoï ou Tchaïkovski, mais aussi à des chants populaires russes.
    L’une des chansons du premier acte est d’ailleurs reprise du film Contre-plan, sorti en 1932 et dont Chostakovitch lui-même avait déjà composé la musique.

     

     Plan du quartier Tcheriomouchki (c) Panther
     
    Le titre russe, Tcheriomouchki, fait même directement référence à un véritable district du sud-ouest de Moscou qui se caractérise par un ensemble résidentiel d’envergure construit à la fin des années 1950.
    Dirigé par un groupement de jeunes architectes répondant à la demande de Khrouchtchev de résoudre la crise du logement via des immeubles préfabriqués, le projet propose de concevoir des microquartiers. Des immeubles de quatre étages s’organisent ainsi autour d’espaces verts et d’équipements comme des écoles ou des magasins. Les appartements sont proposés déjà meublés. Expérimental, le quartier devient le symbole de la modernité architecturale de l’époque au point que son nom, Tcheriomouchki, est devenu un nom commun.

     
    Vue du quartier en 1964 (c) John William Reps
     
     
    Pour découvrir cette œuvre aussi rare dans le travail de Chostakovitch que sur les scènes européennes, c’est à l’Athénée jusqu’à demain dans une mise en scène de Julien Chavaz et une direction musicale de Jérôme Kuhn.

    En attendant, bien le bonjour d’une contrée presque sibérienne !
     

     
    Clémence Hérout

  • Tous savaient qu'on allait m'anéantir • D'hier à aujourd'hui




    « Le 28 janvier 1936, nous allâmes à la gare acheter le dernier numéro de La Pravda. Je l’ouvris, et j’y vis l’article “Un galimatias musical” [aussi traduit par “La confusion remplace la musique” NDLR]. Cette journée est restée à jamais gravée dans ma mémoire. Cet article, en troisième page de La Pravda, modifia toute ma vie.
    Il était publié sans signature, comme un éditorial, ce qui voulait dire qu’il reflétait l’opinion du Parti. Mais en réalité, il reflétait l’opinion de Staline. Et c’était beaucoup plus grave. […]
     
    Il y avait une phrase dans cet article disant que tout cela “pouvait mal se terminer”. Et tous attendaient précisément le moment où cela allait mal se terminer. À présent, tous savaient parfaitement qu’on allait m’anéantir. Et l’attente de cet événement notable – notable pour moi, tout au moins – ne devait plus jamais me quitter. » (1)

     

     
     
    Contrairement à beaucoup d’autres comme le poète Ossip Mandelstam, l’homme de théâtre Vsevolod Meyerhold ou l’écrivaine Marina Tsvetaïeva, le compositeur Dimitri Chostakovitch n’a pas été déporté en Sibérie ni assassiné par le régime stalinien. Il n’en a pas moins subi une oppression aussi insidieuse qu’elle était inconstante, Staline s’employant à souffler le chaud et le froid : ainsi Chostakovitch reçoit-il six prix Staline entre 1941 et 1952 tout en endurant, entre autres, deux campagnes de dénigrement particulièrement violentes en 1936 et 1948.

    Déclaré « ennemi du peuple » en 1936, Chostakovitch vit dans la terreur. Contraint de manœuvrer à vue entre l’expression de son génie et la politique culturelle du Parti, il se résigne à des concessions dans sa musique (il compose même des œuvres de propagande au début de sa carrière) ou abandonne carrément certains projets, notamment lyriques, par crainte de représailles. Les représentations de certaines de ses œuvres, comme Lady Macbeth du district de Mtsensk, sont parfois purement et simplement arrêtées en cours d’exploitation.

    Le contexte s’améliore lentement après la mort de Staline, particulièrement après 1956 lorsque Khrouchtchev dénonce ses crimes à l’occasion du Congrès du parti. Réhabilité en 1958 par décret, Chostakovitch renoue avec la composition en créant aussi bien un concerto pour violoncelle, des quatuors à corde, une comédie musicale et une symphonie en moins de deux ans.

     

     
     
    L’œuvre de Chostakovitch reste en effet particulièrement protéiforme, d’abord sur les styles abordés : il a ainsi produit des musiques de films, ballets, chants solos, quatuors à cordes, concertos, symphonies, opéras, suites pour orchestre, chants populaires, musiques de scène, œuvres pour piano seul, oratorios ou réorchestrations, même si ce sont souvent ses symphonies et quatuors à cordes que l’on retient surtout aujourd’hui.
    Chostakovitch avait d’ailleurs prévu de composer vingt-quatre quatuors, chacun dans une des vingt-quatre tonalités existantes. S’il est mort avant d’achever le cycle complet qu’il projetait, les quinze quatuors qu’il a laissés sont tous composés dans une tonalité différente, dont l’ordre suit une logique précise.
    Sur la forme ensuite, sa musique allie l’avant-garde et la tradition classique. Souvent sombre, elle laisse poindre des touches de sarcasme et multiplie les allusions politiques.

    Son opérette Moscou Quartier des cerises se distingue aussi par ce mélange des genres et de tons : composée en 1959 à l’époque du dégel, elle commence à l’Athénée ce soir dans une direction musicale de Jérôme Kuhn et une mise en scène de Julien Chavaz. Les douze heures du montage du décor sont à regarder  ici dans un condensé de deux minutes.

    Vous pourrez retrouver aussi Julien Chavaz ce soir à 18 h en direct (à voir sur les pages Facebook et Twitter de l’Athénée) avec ma collègue Caroline Châtelet, qui prend ma relève pendant mon séjour au pays du froid.
     
     

     
    À bientôt !
     
     
    Clémence Hérout


    (1) Extrait de Témoignage : mémoires de Dimitri Chostakovitch, propos recueillis par Solomon Volkov, paru chez Albin Michel, Paris, 1980 (l'exactitude des propos soi-disant rapportés par Volkov est contestée)

  • Mélancolique dans la victoire • D'hier à aujourd'hui




    La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco mise en scène par Jean-Luc Lagarce se joue à l’Athénée jusqu’à samedi. Déjà jouée à l’Athénée en 2006, 2009 et maintenant 2018, elle avait été créée au Théâtre municipal de Montbéliard en 1991, avant une tournée à Dole, Pontarlier, Dijon, Lons-le-Saunier, Vesoul et Besançon.
    Dans son livre sur Jean-Luc Lagarce, Jean-Pierre Thibaudat raconte que Jean-Luc Lagarce s'intéressait déjà à la pièce quand sa compagnie était encore amateur.

    En 1979, il écrit même dans une lettre qu’il compte se lancer « dans la mise en scène délirante de La Cantatrice chauve de M. Eugène Ionesco (de l’Académie française, ce qui n’est pas sans intérêt) »

    Le projet ne peut être mené cependant, Ionesco ayant accordé l’exclusivité des droits sur la pièce au Théâtre de la Huchette à Paris, où le spectacle se jouait depuis 1967. Jean-Pierre Thibaudat relate d’ailleurs que Jean-Luc Lagarce avait même pensé à « écrire un texte sur les acteurs du théâtre de la Huchette qui jouaient cette pièce depuis des lustres ».

    En 1991, Jean-Luc Lagarce obtient le droit de jouer La Cantatrice chauve en France, sauf à Paris.

    Dans son Journal
    , on lit ça et là des mentions de la pièce, sans autre détail que « travail sur Ionesco » ou « Préparation de La Cantatrice chauve ».

    On commence à en lire davantage à l’automne, un mois avant la première :

    « Mercredi 30 octobre 1991
    Paris. Le Père Tranquille. 10 h 30.
    Répétitions de La Cantatrice chauve. Pièce difficile. On verra. Bon travail mais je n’arrive pas à percer la carapace. Beau décor de Laurent Peduzzi.
    (…)
    Par contre, ce que j’oublie de dire à propos de La Cantatrice, c’est que c’est déjà complètement plein. Totalement. Des représentations supplémentaires à Besançon, à Dijon et plus une place à vendre avant la première. »

    « Mercredi 13 novembre 1991
    Depuis hier dans le décor de La Cantatrice chauve avec tout le monde. Première le 19.
    Beau, très beau décor de Laurent Peduzzi et le spectacle prend bonne tournure. » 

    « Mercredi 20 novembre 1991
    Montbéliard. 19 heures.
    Première, hier, de La Cantatrice. Salle plus qu’archi-pleine, jusqu’au poulailler – et toutes les dates de la tournée sont pleines ; on vend les marches à Besançon, à Dijon – et surtout, hier, énorme succès. Des rappels et un véritable bonheur de succès.

    Je serai toujours mélancolique dans la victoire, c’est tout. »

     
    (c) Christian Berthelot

     
     
    « Lundi 2 décembre 1991
    Dijon. 15 heures.
    À Besançon, nous avons joué une semaine –dont une supplémentaire- avec des gens sur les marches, sur des chaises rajoutées et avec des rappels, un triomphe. Ce soir, la salle debout.
    Cela ne m’est jamais arrivé (et ne m’arrivera jamais à nouveau).
    Ici, au Centre Dramatique de Dijon, c’est plein, archi-plein, pour la semaine (avec deux supplémentaires).
    Voilà. »

    « Dimanche 23 février 1992
    Paris. Chez moi. 23 h 35
    Cote professionnelle à nouveau très haute à cause du succès de La Cantatrice. Assez indifférent, malheureusement. (On aurait adoré ça il y a cinq ou six ans). »


    Plus tard, Jean-Luc Lagarce expliquera au metteur en scène Jean-Michel Potiron : « j’ai réalisé des spectacles burlesques, presque débiles, qui traitaient du sujet du théâtre lui-même. J’aurais monté le Bottin, le résultat aurait été le même (cette remarque m’a d’ailleurs été faite). Je faisais des démonstrations par A+ B. La Cantatrice chauve par exemple était un spectacle qui disait “je sais faire quelque chose, cette chose s’appelle le théâtre”. Et je faisais du théâtre tous les deux centimètres carrés. Cela ne parlait que de théâtre. La représentation disait : “je suis une représentation de théâtre.” Le décor disait “je suis un décor”. J’ai répété La Cantatrice chauve comme on réalise un manuel de mise en scène. Les répétitions ont d’ailleurs été sublimes. »


    Vous avez jusqu’à samedi soir pour voir La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco mise en scène par Jean-Luc Lagarce. En cette période de crue de la Seine, je vous envoie pour compenser une photo de neige de l’endroit où je me trouve !

     
     
     
    Bonne journée.
     
    Clémence Hérout
     
     
     
    Références : Le Roman de Jean-Luc Lagarce, Jean-Pierre Thibaudat, Éditions Les solitaires intempestifs, Besançon, 2007.
    Journal 1990-1995, Jean-Luc Lagarce, Éditions les solitaires intempestifs, Besançon, 2008

  • Épuisé et joyeux à la fois • D'hier à aujourd'hui




    La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco se joue à l’Athénée jusqu’à la semaine prochaine. D’autres spectacles de son metteur en scène, Jean-Luc Lagarce, avaient été programmés à l’Athénée de son vivant.

    Nous avons vu lundi les extraits de son Journal où il évoquait son travail au Théâtre pour les représentations de L’Île aux esclaves, mais aussi combien il appréciait échanger avec son directeur Patrice Martinet et le reste de l’équipe.

    Juste avant son décès, il travaillait sur son adaptation et sa mise en scène de Lulu d’après Wedekind, dont la mise en scène a dû être achevée par son collaborateur et ami François Berreur avant les représentations à l'Athénée.
     
     
     
     
     
    Extraits de son Journal :


    « Vendredi 9 décembre 1994
    Paris. Montparnasse. 15 heures.
    Nous projetons de monter au printemps 1996 –on ne rit pas– Le Pays lointain ou Lulu. Il faut écrire l’un et adapter l’autre.
    Rennes (le Théâtre national de Bretagne), Chambéry, Lille (Mesguich) sont prêts à intervenir sur la production de l’un ou l’autre.
    L’Athénée s’intéresse à Lulu, ce qui déciderait de l’ordre dans lequel nous pourrions les créer.
    Le centre de Vidéo et Bongiovanni sont prêts à intervenir sur Le Pays lointain.
    Tout cela, toutefois, me laisse étrangement perplexe. »


    « Samedi 7 janvier 1995
    Paris. Chez moi. 19 h 30.
    Téléphone très chaleureux de Patrice Martinet et plutôt encourageant sur les projets à l’Athénée (Lulu…). »


    « Dimanche 19 février 1995
    Paris. Chez moi. 19h45.
    L’Athénée semble vouloir s’engager sur Lulu. »


    « Dimanche 7 mai 1995
    Rennes. La gare. 10h30.
    Apparemment nous créerons Lulu à l’Athénée en janvier. Ce qui est une très bonne nouvelle (je vois Martinet mardi). »


    « Samedi 13 mai 1995
    Toulouse. 11h30
    Grand hôtel Capoul. Chambre 105
    Lulu se créera donc à l’Athénée où nous répéterons. Première le 31 décembre.
    Nous reprendrons aussi probablement Le Savoir-vivre dans la petite salle. C’est une très bonne nouvelle à mon avis et j’en sors très heureux. »


    « Vendredi 19 mai 1995
    Paris. Chez moi. 9h15
    Nous créerons donc Lulu le 31 décembre à l’Athénée pour la réouverture du théâtre et nous reprendrons Le Savoir-vivre à partir du 2 janvier.
    Construire une distribution (avec la pression ferme et bienveillante de Patrice Martinet et de François) »


    « Jeudi 21 septembre 1995
    Paris. Chez moi. 9h15
    Nous avons commencé à répéter Lulu hier. Nous répéterons dix jours puis nous l’abandonnerons pour que Irina aille jouer Faust à Rome et moi reprendre La Cagnotte.
    Hier lecture très longue. Très belle distribution. Pièce très difficile.
    […]
    Me suis couché très tôt. Ai très mal dormi. Préoccupé par Lulu, le combat que ça va être (me remettre à la tâche !) et par la solitude qui m’écrase. »


    « Dimanche 24 septembre 1995
    Paris. Chez moi. 19 heures.
    Bonnes répétitions, lourdes, denses, de Lulu. C’est difficile mais passionnant.
    Très belle équipe, superbe même. Dès le début, Irina, Emilfork, Hervé sont très bien. Mais les autres que j’ai peu vus encore sont très bien aussi. Cloarec est un homme superbe, Christophe Garcia est un objet de désir qui, il y a quelques années, m’aurait fait dévorer mon oreiller. »


    « Mercredi 27 septembre 1995
    Paris. Chez moi. 9h30.
    Michel Cressole est mort du Sida (ça nous change) Je ne le connaissais pas, il était journaliste à Libération et il écrivait sur la mode, la photo. Un très bon, très brillant journaliste, avec un vrai bel humour pédé.
    Une sorte de dandy amusé par le spectacle du monde.
    Je l’avais croisé une fois à Libération, j’étais avec La Bardonnie.
    Il semblait totalement épuisé et joyeux à la fois. »


    Le Journal de Jean-Luc Lagarce se termine sur ces mots : il décèdera trois jours plus tard. 

    L’équipe artistique choisit d’achever sans lui la création de Lulu, dont la première sera décalée d’une semaine. Créée quatre ans plus tôt en 1991, sa mise en scène de La Cantatrice chauve sera quant à elle représentée à l’Athénée en 2007, 2009 et maintenant 2018. Elle est à voir jusqu’à samedi prochain.

    L’Athénée est toujours près de moi sous la neige lapone : à très vite !

     
     
    Clémence Hérout

  • Le solitaire intempestif • D'hier à aujourd'hui




    « On est allés à l’Athénée, voir le montage du décor, dire bonjour. C’est un lieu magnifique et j’étais content. »

    C’est ce qu’écrit Jean-Luc Lagarce dans son journal, le 21 février 1994 : auteur, metteur en scène, comédien et directeur de compagnie, il fait aujourd’hui partie des dramaturges français contemporains les plus joués, y compris à l’étranger. En 2016, le réalisateur Xavier Dolan adapte sa pièce Juste la fin du monde dans un film du même titre avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard et Léa Seydoux.

    De son vivant pourtant, c’est majoritairement de son travail de metteur en scène que Jean-Luc Lagarce tirait son succès.

    L’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, déjà dirigé par Patrice Martinet à l’époque, a ainsi accueilli plusieurs de ses mises en scène : L’Île des esclaves en 1994, Lulu en 1996, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne en 1996 et 2009, et bien sûr La Cantatrice chauve en 2007, 2009 et en ce moment.
    Patrice Martinet nous racontait justement les liens qu’il avait entretenus avec lui dans cet article paru la semaine dernière. 

    Jean-Luc Lagarce tenait un Journal, paru depuis aux éditions des Solitaires intempestifs. Il est à la fois passionnant, cruel et émouvant. Pour nous qui travaillons à l’Athénée, il est d’autant plus touchant que Jean-Luc Lagarce semblait aimer profondément ce théâtre et son équipe.


    Extraits choisis, d’abord à propos de L’Île des esclaves de Marivaux qu’il avait mis en scène :

    « Vendredi 25 février 1994
    Paris. Chez moi. 9h20
    Ai répété un peu. Deux beaux filages, mardi et mercredi. L’Athénée comme un superbe instrument et les acteurs heureux d’être là. »

     

     L'Île des esclaves mis en scène par Jean-Luc Lagarce. Photo de Daniel Cande. Fonds BNF.
     
     
    « Lundi 28 février 1994
    Paris. Chez moi. 8h42
    Ensuite beau filage à l’Athénée. Toute la maison a l’air d’aimer le spectacle. Patrice Martinet en tête.
    Endroit magique. »

    « Mercredi 2 mars 1994.
    Paris. Chez moi. 8h40.
    Hier, première à l’Athénée. Succès. Je crois qu’une partie de la salle était divisée mais gros succès à la fin. Belle représentation un peu chaotique mais belle. Les acteurs ensemble.
    Patrice Martinet très enthousiaste et très attentionné. Un vrai directeur de théâtre comme je l’imagine. »

    « Samedi 5 mars 1994
    Mulhouse. Hôpital de Moenschberg. 19 heures.
    Les journées sont simples : je me lève vers 7 heures du matin. Mon corps est un débris, diarrhées, nausées et le spectacle dans la glace est à crever. »

    « Mercredi 9 mars 1994
    Mulhouse. Hôpital. 19 h 15.
    En vrac, la vie en petits morceaux :
    Un article effroyable de violence contre Marivaux dans Le Monde (Michel Cournot). Il aboie cet homme. On y dit en gros que je suis un arriviste qui n’a jamais rien fait. –Le Monde a dû écrire vingt articles sur moi en dix ans ! – que j’ai dû arriver à l’Athénée grâce à des relations et de l’entregent alors que des gens formidables n’arrivent pas à travailler. »

     

      L'Île des esclaves mis en scène par Jean-Luc Lagarce. Photo de Daniel Cande. Fonds BNF.
     
     
     
    « Lundi 11 avril 1994
    Paris. Chez moi. 8 h 35
    Dernière de L’Île des esclaves à l’Athénée : c’était très beau, émouvant, mais c’était très beau.
    Il y avait un verre offert par Martinet dans son bureau. J’étais vraiment ému. Il y avait en plus des acteurs des gens de la maison. Thierry Lesueur de Belfort (et c’était très bien qu’il se déplace), Monique, Peduzzi, Bloc et Irina Dalle avec son ami italien –le décorateur formidable de Braunschweig– et j’étais très touché qu’il soit là, qu’il ait aimé le spectacle.

    Ensuite nous sommes allés dîner derrière le théâtre, Quester qui avait l’air très ému et qui ne savait comment l’exprimer, François, Mireille, un très joli amant de Mireille (poïe, poïe) que je connais de vue de Besançon, Isabelle l’habilleuse qui était très bavarde car elle était très émue elle aussi et Christelle Wurmser et son jeune amant.
    C’était une belle et bonne soirée, "facile".
    Je suis rentré tôt. »

    « Vendredi 6 mai 1994
    Paris. Chez moi. 9h30.
    Le Cid car Martinet, à l’Athénée, m’a envoyé un mot pour parler de projets pour la saison suivante –ce qui n’est pas ridicule comme idée au vu de ce que je viens de dire !– et Le Cid fait partie de mes rêves d’enfant, et ne devrais-je pas me soucier de mes rêves d’enfant ? »

     

      L'Île des esclaves mis en scène par Jean-Luc Lagarce. Photo de Daniel Cande. Fonds BNF.
     
     
    « Mercredi 29 juin 1994
    Paris. Café Beaubourg. 19 heures environ
    L’autre semaine, n’ai pas raconté cela, c’était le lendemain de la très belle soirée d’Orlando, suis allée voir Huis Clos à l’Athénée, mis en scène par Raskine. (C’est une reprise, ce fut un très beau succès.) Bon spectacle, efficace, loin de moi mais bien. Avec Marief Guittier, Marie-Christine Orry…

    Me suis fait encercler très gentiment : il y avait une "fête" sur une terrasse sur le toit du théâtre. Martinet puis Michel m’ont invité et suis monté. C’était une très très bonne soirée. J’avais tort car je m’étais déjà couché tard la nuit précédente et je partais à Rennes le lendemain, mais j’étais très content d’être là. »

    Nous aborderons les prochaines fois les mises en scène que Jean-Luc Lagarce a réalisées de Lulu et de La Cantatrice chauve.

    En attendant, La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco mis en scène par Jean-Luc Lagarce se joue jusqu’au 3 février !

    De mon côté, je suis toujours à 250 km au nord du cercle polaire d’où je vous joins une photo.
     

     
     
     
     
    Clémence Hérout

  • La cantatrice part en live • Entretien




    Hier soir, c’était la première de La Cantatrice chauve. Comme à chaque première, nous étions en direct sur Facebook et Twitter, cette fois avec la comédienne Mireille Herbstmeyer (heureuse récipiendaire du fameux strapontin d'or de l'Athénée en 2010 !).

    Le différé est visible sur YouTube à ce lien : https://youtu.be/fS4rskQjsCw
     
     
    Les plus fidèles ou les plus attentifs auront remarqué que ce n’est pas ma voix, puisque je me fais remplacer pendant quelque temps sur les directs par la journaliste Caroline Châtelet en raison de ma migration saisonnière dans une contrée très septentrionale. Bien sûr, j’ai emmené l’Athénée avec moi !
     
     

     
    La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco mise en scène par Jean-Luc Lagarce se joue jusqu’au 3 février. À bientôt !
     
    Clémence Hérout

  • Dans le bureau du directeur (2) – C’était une épreuve • D'hier à aujourd'hui




    Avant-hier, c’étaient les dernières de Cap au pire avec Denis Lavant et des deux volets d’Adieu Ferdinand de Philippe Caubère. L’Athénée en a profité pour refixer la plaque commémorative dédiée à Louis Jouvet (directeur du Théâtre jusqu’en 1951), qui avait dû être déposée lors des travaux de rénovation.
     
     
     

    Photos : Florence Cognacq
     
     
    L’actuel directeur de l’Athénée, c’est Patrice Martinet, le monsieur entre Philippe Caubère et Denis Lavant : la dernière fois que je suis allée dans son bureau, c’était pour parler de Pierre Bergé, un autre ancien directeur du Théâtre, décédé en septembre.

    Alors que l’Adieu Ferdinand de Philippe Caubère vient de se terminer et que La Cantatrice chauve par Jean-Luc Lagarce arrive, nous avons parlé avec Patrice de son histoire avec ces deux artistes.


    Philippe Caubère

    « La toute première fois que j’ai vu Philippe Caubère, c’était dans L’Âge d’or d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, un spectacle magnifique que j’ai dû voir trois fois. Ariane Mnouchkine et son décorateur Guy-Claude François avaient fait construire des vallonnements dans la salle, fait recouvrir la totalité du plafond avec des feuilles de cuivre qui donnaient l’impression qu’on entrait dans le palais des merveilles, et fait poser un tapis-brosse au sol qui avait l’air de sable. Il n’y avait pas de sièges, on se déplaçait avec l’action. Enfin, c’est mon souvenir… Si cela se trouve, c’était différent. À la fin, les comédiens disaient “arrêtez, le jour se lève !”, et la lumière était conçue si finement qu’on voyait la lumière filtrer à l’intérieur, comme si le spectacle avait duré toute la nuit et que l’aube se levait.
    Philippe Caubère se remarquait vraiment, car il prenait la lumière, il était très sportif, se donnait vraiment. Ils étaient tous extraordinaires bien sûr, d’ailleurs Clémence Massart [programmée à l’Athénée dans L’Asticot de Shakespeare] était présente aussi, mais c’est lui qui a attiré mon attention : je l’avais vu dans d’autres spectacles, mais je ne l’avais jamais remarqué à ce point. On se disait “mais quel comédien !”
     
     

     Photo : Michèle Laurent
     
     
    Notre première rencontre est intervenue à Avignon pour son Roman d’un acteur, que j’avais programmé à l’Athénée avant de le voir, car de toute façon personne ne l’avait vu : Bernard Faivre d’Arcier, le directeur du Festival d’Avignon, avait porté ce projet délirant dont on doit l’initiative au regretté Alain Crombecque, mais je ne suis pas sûr que beaucoup de directeurs l’aient suivi. Il n’y avait pas beaucoup de candidats pour programmer la totalité en effet, car il s’agissait de onze spectacles différents. J’avais vu un autre spectacle de Philippe, La Danse du Diable, et voulais le programmer, mais il m’avait répondu qu’il ne voulait plus le jouer : finalement, il l’a rejoué à l’Athénée en 2014…

     

     
     
    Le Roman d’un acteur s’est donc joué à l’Athénée du 19 septembre au 26 novembre 1994, pour quarante-sept représentations ayant rassemblé presque 25 000 spectateurs, soit 531 personnes par soir pour un théâtre qui offre 570 places dont trente avec visibilité réduite. C’est un succès phénoménal pour une si longue période. Mais en fait, l’histoire de Philippe Caubère avec l’Athénée a commencé lorsque sa femme et collaboratrice Véronique Coquet avait demandé à Pierre Bergé une salle où jouer (si vous n’avez pas suivi, voir épisode précédent de Dans le bureau du directeur ici).
    Le matin, on faisait le montage, et Philippe Caubère répétait l’après-midi. Comme il n’y avait pas de décor, il était possible d’enchaîner les répétitions et les représentations dans la même journée. Il fallait alors répéter l’après-midi le spectacle du lendemain, et jouer le soir le spectacle du jour. On ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’il allait répéter, de l’heure à laquelle il arriverait, et même de ce qu’il allait jouer le soir… Comme il alternait les différentes pièces, le calendrier était difficile à mémoriser. On se demandait souvent : “qu’est-ce qu’il fait demain, déjà ?...”. Il était dans une forme éblouissante, puisqu’il travaillait 24 heures sur 24.
     
    C’était une épreuve, une épreuve contre lui-même et pour le public.
     
    La fin en est inoubliable : on s’était dit que c’était le spectacle le plus extraordinaire qu’on n’ait jamais accueilli, alors on avait commandé un nabuchodonosor de champagne pour la dernière. Philippe Caubère était très ému. Quelqu’un a dit qu’une bouteille comme ça, ça ne s’ouvrait pas, mais ça se sabrait.
    La jeune femme du bar hésitait un peu. Un ami de Philippe Caubère a prétendu qu’il savait le faire et a littéralement explosé la bouteille : trente-quatre litres de champagne déversés sur la moquette… Donc non seulement la moquette était trempée et probablement détériorée, mais en plus il n’y avait plus rien à boire.
    [NDLR Cette histoire a déjà été racontée en détail sur le blog : c’est à relire ici]

    Après un pareil succès, il est difficile de continuer de la même manière. Nos routes se sont séparées et Philippe Caubère est allé se produire au théâtre du Rond-Point, avant de revenir à l’Athénée pour La Danse du diable. J’avais toujours ce regret, donc j’étais vraiment ravi qu’il la reprenne. Je ne regrette pas d’avoir tant attendu pour la faire, car sans doute il ne la jouera plus jamais.
     
     

     
     

    Là, il est parti pour faire ses adieux à Ferdinand en trois spectacles, dont deux qui ont été programmés à l’Athénée cette année et un troisième pas encore créé. Alors qu’un seul était prévu au départ ! C’est la création, c’est plus fort que lui, ça le porte – et ça l’emporte !.

    Jean-Luc Lagarce 


     Photo : Christian Berthelot
     
    Pour Jean-Luc Lagarce, c’est une autre histoire évidemment. Elle est finie sans être finie, puisqu’il revient à l’Athénée dans sa mise en scène de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. J’ai connu le Jean-Luc Lagarce metteur en scène.
    Il avait monté un Malade imaginaire fabuleux et une Cantatrice chauve que je voulais accueillir à l’Athénée, mais les droits en avaient été refusés par Eugène Ionesco qui avait donné l’exclusivité au Théâtre de la Huchette. Faute de Cantatrice chauve, nous avons accueilli un très beau spectacle : L’île des esclaves de Marivaux en 1993-1994, soit ma première saison en tant que directeur de l’Athénée.
     

     
     

    Je dois dire que, curieusement, les comédiens de cette première saison, et de ce spectacle en particulier, n’ont pas le même statut que d’autres : ce sont les membres fondateurs de ma mythologie de l’Athénée. Même chose pour les comédiens de Huis Clos. Ils étaient comme des amis de la maison, plus que d’autres. L’Île des esclaves était un très beau spectacle.
     
    Nous avons beaucoup échangé avec Jean-Luc Lagarce autour de La Cantatrice chauve. Il venait au théâtre accompagné de François Berreur [son collaborateur artistique et ami, également comédien] et ils me parlaient de leurs projets.
    C’étaient mes débuts de directeur de théâtre à Paris, et j’avais l’impression de faire comme tous les directeurs de théâtre en parlant littérature avec les metteurs en scène que j’aimais. Le Journal de Jean-Luc Lagarce qui a été publié après sa mort montre l’importance de ces échanges pour lui, alors que je n’en avais aucune conscience à l’époque. Je m’en sens très flatté aujourd’hui. Dans les discussions que nous avions, il avait envie de débattre. C’était un débat permanent. Il était très généreux, bien loin d’être une star se complaisant dans son succès.

    Mais je ne suis pas sûr qu’il ait eu le succès qu’il méritait à l’époque en tant que dramaturge. Moi-même, je n’ai jamais programmé de texte de lui et je m’en veux beaucoup. Je ne sais pas pourquoi : est-ce que je n’ai pas eu le courage, pas su les lire ?... À part ses Règles du savoir-vivre dans la société moderne que j’ai programmées oui, mais j’ai un peu l’impression que c’était l’exception qui confirmait la Règle (sans jeu de mots !).
     
     

      
     
    Et puis nous avons accueilli la création de Lulu, qui est son dernier spectacle. C’était un grand projet. Il était très malade, déjà. Il avait eu de la peine à trouver des coproducteurs, qui étaient, outre l’Athénée, la scène nationale de Chambéry, La Coursive à Rochelle et le théâtre de Saint-Brieuc.
    Ce qui risquait de se passer s’est produit : d’ailleurs, il le raconte dans son Journal quasiment jour par jour. Les répétitions s’étaient brièvement arrêtées, car la compagnie partait en tournée pour la reprise d’un spectacle. Jean-Luc Lagarce est resté à Paris seul, et il est mort.
    C’est François Berreur qui a terminé la mise en scène du spectacle, où jouaient Jacques Alric, Emmanuelle Brunschwig, Christian Cloarec, Irina Dalle, Christophe Garcia, Roch Leibovici, Françoise Lebrun et Hervé Pierre. Daniel Emilfork, qui avait commencé les répétitions, n’a pas pu poursuivre. Lulu a été créé le 8 janvier 1996 à l’Athénée.

    Puis l’exclusivité accordée au Théâtre de la Huchette pour La Cantatrice chauve a été levée après la mort d’Eugène Ionesco pour un spectacle joué à Limoges par un metteur en scène roumain de langue hongroise. Lorsque je suis allé voir Marie-France Ionesco pour lui demander son accord, elle a répondu que son père ne lui avait pas demandé de tenir le fameux engagement d’exclusivité après sa mort.
    Elle a donc donné son autorisation pour que la pièce soit jouée à l’Athénée, d’abord dans la mise en scène de Gabor Tompa en 2000. Puis dans celle de Jean-Luc Lagarce, en 2007, en 2009 et maintenant en 2018, avec rigoureusement la distribution originale. Je ne sais si les artistes pourront accepter de reprendre une fois de plus ce spectacle inoubliable. En tout cas, François Berreur dit que c’est la dernière. Mais on connaît les serments d’ivrogne, comme Philippe Caubère qui prétendait faire ses adieux à Ferdinand cette année…

    La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Jean-Luc Lagarce se jouera à partir de demain jusqu’au 3 février. Bonne semaine !
     
    Clémence Hérout

  • Le vrai roman d'un acteur • Coulisses




    « Si j’avais eu plus de temps, j’aurais sans doute refait les murs et le sol, comme pour Le Roman d’un acteur » : cette petite phrase de Philippe Caubère évoquant ses choix scénographiques pour l’Adieu Ferdinand actuellement à l’Athénée met évidemment la puce à l’oreille.

    Quand la plupart des artistes installent leur décor sur la scène de l’Athénée, Philippe Caubère l’a tout simplement complètement refaite.

    C’était en 1994 : Philippe Caubère s’installe à l’Athénée pour les onze (onze !) spectacles différents constituant le cycle du Roman d’un acteur. Un trimestre, onze spectacles, quarante-sept représentations pour presque vingt-cinq mille spectateurs. Bernard Dartigues filme également les représentations pour ce qui deviendra les films des spectacles du Roman d’un acteur, que vous pouvez aujourd’hui trouver en DVD.

    Quand on l’interroge aujourd’hui, Philippe balaie rapidement la question : « j’ai fait repeindre le mur du fond et refait le plancher. Le Roman d’un acteur  étant comme un voyage en bateau, je voulais qu’on voie le bateau. Le mur du fond, c’était essentiellement pour le réalisateur Bernard Dartigues, qui en avait exprimé le souhait ».


    Le directeur de l’Athénée, Patrice Martinet, relativise le caractère anodin de l’entreprise : « je crois que Philippe ne s’est pas rendu compte du travail que cela supposait. Il partait, les peintres (c’étaient deux jeunes femmes) commençaient à travailler – de nuit, donc ! Et lui arrivait le lendemain matin en demandant un ajustement de la couleur… On a donc repeint le mur trois fois, dans mon souvenir. Après, peut-être que je véhicule une légende et qu’en fait, on n’a repeint le mur du fond qu’une fois. Ce qui est vrai, c’est que les peintres arrivaient quand Philippe partait. Et qu’on disait que les couches de peinture allaient tomber, entraînées par leur propre poids, tellement il y en avait ! Il faudrait que vous demandiez au personnel technique pour démêler le vrai du faux. »


    Aujourd’hui retraité, Denis Léger était directeur technique à l’époque, et raconte volontiers l’épisode :
    « Le titre de Roman d’un acteur lui va bien, car c’est un vrai roman. Je ne sais pas comment te raconter tellement c’est inracontable. Philippe Caubère voulait jouer sur un plateau nu, mais suivant son idée du plateau nu : ce n’est donc plus le plateau nu de l’Athénée, mais le plateau de l’Athénée nu selon Philippe Caubère.

    Il a d’abord fait fabriquer un plancher de scène, car l’Athénée ne disposait pas de plancher en pente à l’époque. Nous avons posé le nouveau plancher, mais la teinte a dû être refaite je ne sais combien de fois… Avec à chaque fois l’obligation de tout poncer, repeindre et revernir.

    À l’époque, l’Athénée comptait des cheminées de contrepoids de part et d’autre de la scène — aujourd’hui, il n’y en a plus que d’un côté. Il s’agit de caillebotis courant le long du mur, sur le côté de la scène, du plancher jusqu’aux passerelles de service, et où coulissent les poids des porteuses. Ce sont des planches écartées de quelques centimètres les unes les autres et qui couvrent toute la hauteur du mur.

    Les cheminées de contrepoids sont les éléments verticaux que vous apercevez à droite de l'image.
     
     
     
    Nous avions des planches en bois peint, mais ça ne plaisait pas à Philippe. Nous avons donc recouvert toutes ces planches d’un contreplaqué qu’il a fallu commander, réceptionner, tailler en bandes et teinter. Et on les a teintées au moins quatre fois — et entre ces quatre fois, il a fallu décaper complètement pour recommencer, sachant qu’on parle de cent mètres carrés de surface au total….
    Et une fois la bonne teinte trouvée, il a fallu clouer les planches sur toute la hauteur, de la scène aux cintres. Bien sûr, la couleur n’apparaissant pas exactement de la même manière à l’horizontale et à la verticale, il a fallu retoucher les cheminées une fois les planches montées. Ça tombait bien, puisqu’on avait déjà un échafaudage pour le mur du fond !... Tu demanderas à Jano, je pense qu’on a encore quelques échantillons dans l’atelier. 

     

     
    Jano, régisseur général, retrouvant les planches restantes.


     
    En plus, à l’intérieur des cheminées de contrepoids, le mur était blanc : quand Philippe Caubère était debout sur scène, il voyait ce blanc à travers les claires-voies. On a donc pensé repeindre l’intérieur des cheminées de contrepoids, sauf qu’il est question d’une bande de cinquante centimètres de large sur toute la hauteur, donc ce n’est pas pratique du tout pour peindre… J’ai donc dit à Philipe qu’on n’allait pas y arriver, et ai proposé d’acheter une toile de jute grise avec laquelle nous avons tapissé l’intérieur des cheminées de contrepoids de haut en bas.

     

     À droite, un échantillon des planches de contreplaqué recouvrant les cheminées de contrepoids.
     
     
    Concernant le mur du fond, il a son âme : peint en noir plusieurs fois, il a accueilli différents décors. Il existe par lui-même, mais je crois qu’il ne faisait pas assez “mur de l’Athénée” par lui-même, il fallait en faire un mur de l’Athénée vu par Philippe. Comme Philippe Caubère répétait et tournait le film la journée, on le repeignait la nuit, de minuit à six heures du matin. Il fallait ouvrir le théâtre, mettre les lumières, et aider à placer l’échafaudage qui montait jusqu’aux cintres. J’avais embauché un régisseur de nuit. Cela a duré tout le mois d’août et début septembre. Nous avons repeint le mur plusieurs fois, pour que cela soit plus clair, plus foncé, ou plus gris d’un côté ou de l’autre…

    C’était exténuant, et pourtant j’étais excessivement content de le recevoir, car pour moi Philippe Caubère était une idole. C’est une icône. Il est formidable, ses spectacles sont fabuleux, mais il lui fallait le plateau vide selon Caubère.
    Je crois que, pour un acteur, le détail est très important pour rentrer dans les personnages. C’est sans doute pour cela que les artistes peuvent être maniaques sur une chaise, un costume, un accessoire… Toi, technicien, tu te dis sur le coup qu’ils sont un peu frappés, mais en fait, c’est comme un bibelot chez toi : c’est ça qui fait que c’est chez toi, c’est ton truc. Eux, c’est pareil. Ils ont besoin de s’approprier le lieu. Philippe est du même acabit, un peu plus jusqu’au-boutiste, peut-être… »

    Pour admirer le souci du détail de Philippe Caubère dans les deux volets de son Adieu Ferdinand, c’est jusqu’à dimanche à l’Athénée ! Denis Lavant joue également Cap au pire de Beckett dans la petite salle.
     
    Clémence Hérout
     

  • En 2018, ratez mieux • Entretien




    Cap au pire de Beckett se joue à l’Athénée dans une mise en scène de Jacques Osinski. Après la partie 1 et la partie 2, suite et fin de notre entretien avec Denis Lavant, qui interprète le texte.


    « – Vous avez déclaré à plusieurs reprises que vous auriez pu être danseur, et on sait que le travail sur le corps est important pour vous. Comment avez-vous pu travailler l’immobilité pour ce spectacle ?

    – À l’origine, j’ai plus une propension pour la danse, oui. J’aurais pu prendre cette direction-là. J’ai finalement choisi de comprendre le verbe. L’unique travail pour appréhender l’art dramatique est d’aller vers le verbe, de s’amuser, jongler avec les mots des autres. Même encore maintenant, le fait de bouger est mon repère. C’est là que je me retrouve, car cela me procure une pure jubilation non réfléchie. Mais l’immobilité, le silence m’intéressent aussi.

    Quand Jacques Osinski m’a proposé ce texte, je l’ai scruté et appris avant le début des répétitions, ce que je fais rarement. C’était indispensable pour commencer à travailler vraiment. Je me demandais comment mettre en scène, mais honnêtement il n’y a pas trente-six solutions. Nous travaillons sur une posture monolithe où je ne suis plus qu’un être parlant immobile. Je suis très présent physiquement, mais dans la retenue, avec une inertie du corps où il n’y a plus que les mots de Beckett et mes yeux qui sont actifs. Dans le texte, il est aussi question de voir à l’intérieur de sa tête, les ombres, de décrire du vu jusqu’à ne plus être que la vue. C’est une drôle d’expérience, mais cette immobilité n’est pas forcée.

    Nous avions commencé à travailler le texte en me mouvant dans l’espace, mais nous nous sommes vite rendu compte que tout geste serait illustratif. Et à partir de là, je me suis dit qu’il n’y avait pas à bouger, qu’il ne fallait pas céder à des parasitages, des impulsions ou une envie de se gratter… Il fallait atteindre la rigueur, un stade élémentaire, et accepter l’immobilité. Ce qui est compliqué, pour moi. Il s’agit d’être mobile à l’intérieur. C’est très physique, en fait. Il faut rester immobile tout en restant agité dans la tête…

    C’est paniquant aussi, car souvent la mémoire d’un texte, surtout lorsqu’il s’agit d’un monologue, repose sur des postures, des axes du regard, de l’émotionnel… Là, il n’y a aucune facilité de repère ou de circulation de la mémoire. Il n’est pas question d’être un pur esprit, mais d’être absolument souple et à l’intérieur. Je ne pratiquerais pas cet exercice pour rien : faire de la méditation ou du yoga, j’en serais incapable. Mais soutenu par l’imaginaire, cet effort physique est possible. Je tiens, car je suis en pleine activité cérébrale, émotionnelle et imaginaire. Le texte avance sans arrêt. J’avance avec Beckett. C’est un voyage. Je l’appréhende aussi, quand je me dis que je vais faire le menhir pendant un mois et demi… Mais une fois que c’est parti et que je suis positionné, ça va. Et plus on avance, mieux ça va.

     

     
     
    – “Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.” : ces phrases de Cap au pire ont été utilisées pour une affiche de l’Athénée l’année dernière. Est-ce que ça pourrait s’appliquer à votre travail artistique ?

    – Je n’y ai pas pensé avant. C’est une belle formule, mais elle réduit le texte. C’est faire un proverbe avec une partie du texte. Lorsqu’il m’a invité dans son émission, Frédéric Taddeï m’a dit que cette formule avait été adoptée par des sportifs de haut niveau, dont certains se la sont même fait tatouer sur le corps. Mais je ne me considère pas comme un sportif de haut niveau. Cela reviendrait à réduire Hamlet à “To Be or not to be”. La formule ne se suffit pas à elle-même, elle n’est pas close. Mais elle est séduisante, c’est vrai.

    Il y a d’autres choses dans le texte qui me font mourir de rire, notamment quand il réduit radicalement le langage : “Dit est mal dit. Chaque fois que dit dit dit mal dit. Désormais dit seulement. Désormais plus tantôt dit et tantôt mal dit. Désormais dit seulement. Dit pour soit mal dit. Retour est encore. Tant mal que pis encore. Désormais retour seulement. Désormais plus tantôt retour et tantôt retour encore. Désormais retour seulement. Retour pour retour encore. Retour pour tant mal que pis encore. Retour dédire mieux plus mal plus pas concevable. Si plus obscur moins lumineux alors mieux plus mal plus obscur. Dédit donc mieux plus mal plus pas concevable. Pas moins que moins mieux plus mal peut être plus. Mieux plus mal quoi ? Le dire ? Le dit ? Même chose. Même rien. Même peu s’en faut rien.” C’est vraiment pour voir si les gens ont suivi… Jusqu’au bout chez Beckett, il y a de l’humour. La contradiction, la discussion intérieures sont également très souvent présentes chez lui.


    – Est-ce que vous aimez être seul en scène, ou préférez-vous le théâtre en équipe ?

    – J’aime bien les deux. Tout est bien et tout est lassant. Je n’aimerais pas faire que des spectacles tout seul. Mais c’est vrai qu’ils permettent une confrontation avec le public, où l’on est seul responsable de si cela se passe bien ou pas. C’est un drôle de truc.
    Je pense à Philippe Caubère qui le pratique beaucoup, et avec ses propres mots en plus : c’est un drôle de voyage. C’est aussi passionnant de développer un dialogue solitaire avec un groupe d’inconnus chaque soir. J’ai aussi plaisir à travailler avec une équipe, à être confronté à d’autres individus et brasser des énergies même si cela pose problème de révéler sa propre misanthropie, de ne pas supporter les autres.


    – En quoi trouvez-vous le cinéma plus factice que le théâtre ?

    – Ce n’est pas forcément moins factice, mais le théâtre crée une sorte de densité, d’humain dans la représentation. Il y a un aspect qui est magique, merveilleux : une communauté de gens à un moment donné qui accepte de croire à une illusion produite par des comédiens en direct sur scène. Je trouve cette cérémonie incroyable, je trouve incroyable de se plonger volontairement, d’accepter, d’être dans l’illusion de personnages, de la même manière que les enfants, de ressentir des émotions qui relèvent de la vie, mais dans un contexte faux.
    Le cinéma crée au contraire une confusion entre le comédien et le personnage : cette identification me paraît troublante. Le spectateur de cinéma subit la fiction, avec toujours le doute que ce qui est montré soit vrai. Le théâtre est peut-être plus bienveillant avec son public.

    En tant que comédien, je trouve aussi le théâtre plus sain : il n’y a pas de confusion ; le comédien s’inscrit dans le présent de la représentation et, une fois qu’il sort de scène, est vu par les spectateurs comme un comédien qui vient de jouer un rôle et non comme le personnage lui-même. Au cinéma, l’acteur est aussi déresponsabilisé par rapport à la narration et à la continuité de son rôle, car il n’aborde chaque jour qu’une étape. C’est passionnant aussi, car cela plonge dans les méandres d’un personnage, mais cela pourrait mener à la folie. Le cinéma nous place aussi en apesanteur en tant qu’acteur, et nous déconnecte de la réalité. Le plateau de cinéma est un microcosme où le comédien est le centre du monde pris en charge par tous les corps de métiers pour être centralisé comme la merveille des merveilles le temps d’une prise. Au théâtre, on est artisan. On s’habille seul, on va soi-même au théâtre… On se prend en charge au niveau élémentaire de la vie. » 

    Partez en voyage avec Denis Lavant en mettant le cap au pire jusqu’au 14 janvier dans la petite salle de l’Athénée. Philippe Caubère joue en même temps les deux volets de son Adieu Ferdinand dans la grande salle.

     
    Clémence Hérout

  • La scène selon Philippe • Coulisses




    Vous avez vu dans un précédent billet que Philippe Caubère et son équipe étaient venus à l’Athénée début septembre pour réfléchir à l’habillage du plateau du Théâtre, qui n’est pas aussi nu qu’il n’y paraît : allait-on mettre de la moquette au sol et des rideaux aux murs, et si oui, de quelle couleur ? Et si l’on opte pour de la moquette, quelles chaussures porter ?

    J’en avais reparlé avec Philippe juste avant les représentations des deux volets d’Adieu Ferdinand à l’Athénée pour savoir ce qui avait été décidé :

    « Finalement, on a tout viré. L’idée de la moquette a été rapidement abandonnée. Esthétiquement, la matière n’est pas belle en effet, et elle étouffe le bruit des pieds qui fait partie du théâtre et de la scène. La moquette grise n’était en outre possible que si nous accrochions des rideaux noirs aux murs. Si l’on garde le mur du fond brut, on laisse visible un matériau concret qu’il faut assumer ensuite : la moquette ne suffit pas.

    Nous avons testé des leds éclairant des rideaux noirs dans l’idée de créer une sensation d’infini, mais cela ne fonctionnait pas. Nous avons également envisagé de faire fabriquer un plancher, mais cela aurait nécessité trop de temps, sans compter l’investissement trop élevé pour un mois et demi de représentations.

    Nous avons donc trouvé en Angleterre un tapis de danse qui plisse beaucoup moins que la plupart des autres tapis, et Matthieu et Claire ont inventé une rampe de lumières qui m’éblouit et m’empêche de voir le public. Comme je joue beaucoup de face, je vois le public en effet. Or, j’ai plutôt besoin de visualiser les personnages que j’interprète. Il faut d’autant plus que je me trouve dans la lumière comme un papillon que je change beaucoup de personnages : j’ai besoin d’être dans mon intérieur, dans mon rêve éveillé, pour renforcer mon imagination. C’est donc cette rampe qui a déterminé l’éclairage général. En plus, elle fait un lifting au comédien tout pourri qui est sur scène, tout en valorisant le travail de masque que je crée avec mon visage ».

    Philippe Caubère n’avait jamais utilisé de pendrillons, ces lourds rideaux de velours noir très souvent utilisés au théâtre. Pourquoi l’avoir envisagé cette fois-ci ?
    « C’est vrai que les pendrillons constituent sans doute l’un des trucs les plus basiques du théâtre… Tout d’un coup, je me suis dit que cela constituerait une façon de résoudre ce que je cherchais, à savoir que les spectateurs ne voient que le jeu d’acteur. Je voulais aussi que la scène soit différente de celle de La Danse du diable. Contrairement aux autres spectacles du Roman d’un acteur qui constituaient une longue traversée, Adieu Ferdinand est une version plus classique avec juste deux volets.



    La scène d'Adieu Ferdinand (Clémence) avant la première.


    Je souhaitais que le moins possible d’éléments distraient l’œil : les pendrillons noirs constituaient la manière la plus classique de créer l’abstraction. Je voulais également que le plancher soit refait pour que le seul élément décoratif soit le sol. Mais les choix obéissent à un mélange de hasard, d’économie, de praticité

    Au théâtre du Chêne noir à Avignon où les spectacles ont été créés, tout était pendrillonné en noir, mais le sol était trop clair. J’ai donc demandé à poser un tapis de danse : la création d’un plancher coûtait très cher et n’avait plus de sens, elle n’était plus indispensable. Je préférais jouer sur un tapis de danse noir et brillant, pour créer un infini noir mettant l’accent sur le jeu de l’acteur (plus que sur l’acteur lui-même qui ne mérite pas tant d’attention), ou en tout cas sur les personnages. Je fuyais au départ le tapis de danse qui me paraissait très basique, mais je me suis rendu compte que ça brillait sous les projecteurs, formant ainsi une sorte de miroir.

    Le tapis que nous avons trouvé correspond à la version la plus récente des tapis. Ils sont plus lourds, plus épais, ne gondolent pas sous la chaleur des projecteurs, et offrent davantage de protection pour moi qui fais beaucoup de chutes en scène.

    La question du confort est importante : je peux faire des chutes sur le sol tel qu’il est, mais si je peux avoir un peu d’amorti, c’est mieux. Mais ce n’est pas le confort qui détermine ma décision : il ne faut pas que cela soit confortable ou beau, mais juste. Après, pour expliquer ce qui me semble juste ou non, il faudrait faire une psychanalyse… Cela répond à des exigences d’esthétique, de sens, d’argent, et de temps. Si j’avais eu plus de temps, j’aurais sans doute refait les murs et le sol, comme pour Le Roman d’un acteur.

    Mais c’est vrai que refaire pareil que Le Roman d’un acteur m’aurait aussi embêté. C’est à la fois pareil et différent. Je n’ai plus le même âge, ce n’est pas la même époque, j’y raconte autre chose. Pour engager une telle somme, il aurait aussi fallu que cela me paraisse indispensable : et au final, cela n’a pas été le cas. D’où l’intérêt de ne pas être trop riche !... Quand on a trop d’argent, on fait parfois des choses qui ne sont pas artistiquement indispensables… Mais quand c’est indispensable, c’est bien de le faire. Je pense notamment au Peer Gynt monté par Chéreau où les changements de décor faisaient pleurer. La plupart du temps, le décor est là parce qu’il en faut un, mais il gêne. ».

     
    Les fameuses chaussures junior d'Alexandra Maurice.
     
     
    Nous avions vu aussi la dernière fois que les chaussures portées par Philippe jouent un rôle important :
    « J’ai tout choisi. Pour “La baleine” [la première partie du volet Clémence d’Adieu Ferdinand], je porte des tennis blanches que j’ai depuis des années, bien que celles d’Alexandra [la responsable des relations publiques de l’Athénée] m’intéressaient beaucoup. Mais c’étaient des tennis juniors Adidas. Véronique les a cherchées partout dans ma taille, sans succès.
    Je porte des boots blanches pour “Le camp naturiste” [la deuxième partie du volet Clémence d’Adieu Ferdinand], et les boots du Roman d’un acteur pour Le Casino de Namur [le deuxième volet d’Adieu Ferdinand]. Je change de costume entre “La baleine” et “Le camp naturiste”, car l’époque est différente. 

     

     Les boots et leur chausse-pied
     
    Dans Les Carnets d’un jeune homme, j’imaginais le personnage de Ferdinand avec le théâtre tournant autour de lui, comme une sorte de carrousel. Après, je me suis rendu compte que c’était mieux que je joue sur le plateau nu et que cela soit moi qui tourne… »

    Nous verrons la prochaine fois comment Philippe Caubère avait refait la scène de l’Athénée pour ses onze spectacles du Roman d’un acteur en 1994. En attendant, vous avez jusqu’au 14 janvier pour voir les deux volets d’Adieu Ferdinand, Clémence et Le Casino de Namur.

    Denis Lavant joue en même temps Cap au pire de Beckett dans la petite salle. Bonne fin d'année civile !

    Clémence Hérout

  • Denis Lavant - navigation impossible • Entretien




    Denis Lavant interprète le texte Cap au pire de Beckett dans la petite salle de l’Athénée jusqu’à mi-janvier. Suite de notre entretien, dont la première partie est à lire ici.


    « – C’est votre metteur en scène Jacques Osinski qui vous a orienté vers Cap au pire. Est-ce que vous vous souvenez de vos impressions en le lisant ?

    – J’avais déjà essayé de le lire dans les années 1980, à sa parution. J’étais déjà dans Beckett et avais été alléché par ce titre évoquant une navigation impossible… Le titre est vraiment très beau. Et en fait, ça m’était tombé des mains à l’époque, comme Mal vu mal dit. Je n’étais pas prêt. J’aimais déjà beaucoup En attendant Godot, Fin de partie (qui est l’une des pièces que je préfère), mais aussi les Nouvelles et textes pour rien ou Premier Amour, car c’est romancé et avec un peu d’esbroufe… On y trouve beaucoup d’éléments qui sont les reliefs d’une littérature classique : il n’avait pas encore entamé le processus d’élaguer le langage.

    Quand Jacques Osinski m’en a parlé vingt ans après, peut-être que c’était le moment pour moi. J’aime bien quand les choses font écho, avec cette trace de contact furtif qui rebondit pour que le texte revienne finalement dans mon champ de vision… Je m’y suis attelé, en lien avec d’autres textes de Beckett, notamment L’Image, et de Mallarmé. Dans le théâtre, on est amené à scruter beaucoup de textes. Et depuis ce jour, je n’ai plus lâché le bouquin. Un an avant de répéter le spectacle, c’est devenu une idée fixe. J’étais comme ivre, j’étais avec le texte dans des cafés en étant vigilant à ne rien laisser de côté, ou dans le flou.
    J’y suis allé vraiment très minutieusement, en avançant opiniâtrement dans le texte : dès que quelque chose bloquait, je revenais en arrière. Il met en œuvre un emploi du langage à un niveau très économisé, simple, élémentaire, et qui va en s’amenuisant au fur et à mesure. J’essaie de suivre une trajectoire cohérente, d’être dans le concret. En fait, il n’y a aucune abstraction : le locuteur se met à parler et dit “Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore”. Encore recommencer à parler, en fait. Et il déploie un peu d’humanité, même si ce texte, ce sont des ombres dans la pénombre obscure… C’est comme une expérimentation scientifique. Y figure une logique particulière, mais assez rigoureuse, avec parfois des surprises, des remises en question de tout.

    À mi-chemin du texte, Beckett écrit “De qui les mots ? Demander en vain. Ou pas en vain si dire pas su. Pas dit. Nuls mots pour lui dont les mots. Lui ? Un. Nuls mots pour un dont les mots. Un ? Ça. Nuls mots pour ça dans les mots. Mieux plus mal ainsi”. Ce ne sont que des phrases très brèves qui se terminent avec des points. Cela se passe dans une sorte de présent avec un plan de navigation exposé dès le début : “Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore”. Et, après soixante pages, le dernier moment est : “Soit dit plus mèche encore”.




     (c) Pierre Grosbois
     
     
    – Dans Le Monde du 22 novembre 1991 l’écrivain et critique Patrick Kéchichian qualifiait Cap au pire d’“extraordinaire mise en mots […] de l’exténuation”. Est-ce que cela vous paraît bien définir le texte ?

    – “Exténuation” n’est pas mot qui me parle particulièrement. C’est une expérience primordiale, presque nécessaire, qui n’est pas morbide, et qui est cohérente dans sa démarche poétique. La plupart des poètes se conçoivent disparus, anéantis : il savent qu’ils se trouvent dans un passage, comme une trajectoire à un moment donné, à une époque. Ils font partie des êtres les plus conscients de cela. La poésie m’a attiré aussi, car cela parle de ce sujet également, sans que cela soit macabre pour autant, même s’il y a bien sûr une danse macabre chez ViIlon, Rimbaud, ou Mallarmé…

    Je vois un rapport à la verticalité humaine dans ce texte. Le personnage se remet debout : il est question d’un gisant au départ. Samuel Beckett remet debout ses personnages et va jusqu’à la vision du cimetière. Cap au pire, c’est une expédition vers la nuit. Le mot d’“exténuation” ne me parle qu’à moitié. Dans Mirlitonnades, Becket écrit “En face/le pire/jusqu’à ce/qu’il fasse rire”. Tout est là. Je trouve cela extrêmement courageux et en même temps élémentaire.
    Il traite un sujet qu’on oublie dans notre société : le rapport à la mort. Alors que la mort est présente, et souvent violente par les temps qui courent, c’est une chose que l’on refuse de voir, d’envisager pour soi-même. La mort fait partie de la condition humaine, c’est l’une des données de la folie humaine. On n’a qu’une envie : se masquer, l’oublier par tous les divertissements possibles comme la fête, l’alcool, ou le cinéma, tout ce qui est à portée de main pour ne pas être en face de la mort. Beckett, lui, mène une démarche qui va vers l’assèchement. C’est une démarche implacable, inscrite dans une autocruauté qui fait la richesse de certains poètes : ils ne se font pas de cadeau. Beckett continue jusqu’à dégager des valeurs extrêmes. Il est aussi question d’un harcèlement de mots : il y a encore trop de mots, c’est trop chargé de sens, veut trop signifier. Le seul moyen d’en guérir, c’est de disparaître. Mais il n’est pas question de suicide.


    – Justement, n’est-il pas paradoxal de donner à entendre un texte qui tend autant vers le silence ?

    – C’est paradoxal oui, mais pas abscons. Je ne suis pas vraiment à l’origine du projet : Jacques Osinski me l’a proposé et j’y suis allé volontiers. Pour moi, c’est vraiment intéressant. Mais je ne sais pas ce que cela fait en tant que spectateur. Au Festival d’Avignon, il y avait de tout. Des gens que cela tourmente, d’autres qui ne rentrent pas du tout dedans et qui sortent furieux — mais finalement ce n’est pas plus mal, car cela crée la complicité avec ceux qui restent. Le spectacle a sans doute quelque chose d’hypnotique.

    Ce que je souhaite, c’est de pouvoir apporter pour l’auditeur quelque chose qui soit à peu près aussi limpide que ma manière de comprendre, de suivre le texte. Il y a forcément une déperdition, mais je crois que quelque chose se passe dans la mesure où je comprends ce que je dis : je peux donc emmener le public. Le spectacle est à contre-courant d’une attitude culturelle tendant au divertissement et qui, par peur d’ennuyer, opte pour l’attractif avec l’image et la vidéo qui fascinent tout de suite. J’ai fait du cinéma, mais je ne mélange pas : je suis plus pour quelque chose d’archaïque du théâtre, qui repose sur le corps du comédien, le texte, l’incarnation et la parole qui sert l’intelligence d’un comédien avec un texte, le rendant ainsi visible pour les spectateurs. »

    Mettez le Cap au pire avec Denis Lavant, dans la petite salle de l’Athénée jusqu’au 14 janvier. En même temps dans la grande salle, Philippe Caubère interprète son Adieu Ferdinand.

     
    Clémence Hérout

  • Philippe et la moquette qui brille • Coulisses




    Mercredi dernier, Philippe Caubère était interviewé par des lycéens en option théâtre pour un entretien diffusé en direct sur les pages Facebook, Twitter et Instagram de l’Athénée. L’intégralité est à revoir en différé ici.
     
     
     
     
    Nous avons parlé du départ de Philippe Caubère du Théâtre du Soleil, de la part de réel et de romancé dans ses spectacles, des points communs entre Ariane Mnouchkine et sa mère ou encore de l’éventualité que les textes de Philippe soient joués par quelqu’un d’autre ou adaptés au cinéma.

    Avec Alexandra, qui s’occupe des relations publiques de l’Athénée, et Benoît, leur professeur, nous avions travaillé avec la classe sur les questions à poser. À un moment de la réflexion, le sujet du décor, ou plutôt du non-décor, des spectacles de Philippe Caubère a surgi.

    On pourrait imaginer en effet que Philippe s’installe sur n’importe quelle scène avec une chaise attrapée au hasard dans les coulisses. En fait, pas du tout : ses vêtements, ses chaussures, sa chaise, le plancher, la peinture du fond de scène et même les habillages des cheminées techniques sur le côté du plateau font l’objet d’une mûre réflexion.

    En début septembre dernier, Philippe Caubère était ainsi venu à l’Athénée pour étudier le plateau : il était question d’installer des rideaux aux murs et de la moquette au sol.

     

     
     
    Le problème avec la moquette, c’est qu’il faut choisir la couleur, mais aussi l’épaisseur, la brillance et la matière, en pensant à son rendu sous la lumière, à sa cohérence avec les costumes et le reste de la scène, à son confort ou aux marques qu’elle pourrait générer sous les pas — le type de chaussures portées par Philippe Caubère joue donc aussi un rôle.

    L’équipe artistique et technique de Philippe avait apporté plusieurs échantillons de moquettes et de rideaux ainsi que quelques paires différentes de chaussures pour tester le tout en collaboration avec l’équipe technique de l’Athénée qui a tendu quelques pendrillons — et de Patrice Martinet, le directeur, passant l’air de rien.
     

     
     
    « Les Repetto, c’est plus pour André Benedetto. Les baskets, c’est plus Clémence et Ferdinand. Physiquement, j’ai du mal avec les boots… Mais on ne peut pas jouer avec des baskets sur de la moquette. »

    « Il faut surtout éviter de prendre une moquette qui brille. »

    « – J’ai peur que de la moquette noire avec rideau noir, ça fasse catafalque
    – Ou alors cela décolle le personnage, et la scène devient un écrin dont tu surgis… »

     

     
     
    « Le problème, c’est qu’on n’aura jamais la même couleur de moquette et de rideau, car ce n’est pas la même matière. »

    « – Les baskets, ce n’est pas possible, regarde, ça accroche sur la moquette.
    – Et pourquoi ne pas faire fabriquer des chaussures qui auraient l’air de baskets, mais avec une semelle lisse qui glisserait sur la moquette ? 
    – Si on ajoute quelque chose sur la semelle, les gens ne verront que ça. Ce qu’on voit le plus sur un plateau, ce sont bien les pieds des gens… »
     
     
     
    « Oh là là, c’est moche ces marques sur la moquette ! »
     
    « – Les boots me font mal là, mais quand je joue, je ne sens plus rien.
    – Oui, peut-être, mais qu’est-ce que ça donne après la représentation ? »

    « – Il est beau, le plateau de l’Athénée, mais la forme carrée des planches bloque la tête. Cela ne serait pas pareil avec des planches allant vers l’infini… Mais le bois et la couleur sont très beaux.
    - On pourrait toujours faire fabriquer un nouveau plancher ?
    - Je ne vais pas dépenser 50 000 euros dans un plancher ! »

     

     
     
    « Je culpabilise de t’avoir fait porter ces valises d’échantillons de moquette, vraiment, ça pèse une tonne. »

    « C’est vrai que c’est plus confortable de tomber sur de la moquette. Mais cela ne fait pas de bruit »

    « Je crois que je vais répéter avec les boots pour voir ce que cela donne. Vu les températures à Avignon, je serai donc en boots avec un short. »

    « – Le public vient te voir : il s’en fout, du sol. 
    – Je ne peux pas raisonner de cette manière. Il faut que le spectateur voie ce que je vois moi. »

    « C’est du chevreau, ça ? Mais Ferdinand ne peut pas porter de chevreau ! »


     
     
    « Le plateau de l’Athénée est magnifique, il a vécu, tu as déjà joué dessus. Avec les pendrillons, c’est magnifique : il ne manque plus qu’un acteur et c’est toi. »

    « J’avais fait la création avec des baskets, mais la connotation n’est plus la même. Aujourd’hui, tout le monde en porte. »

    « C’est vrai qu’il a une très belle couleur, ce plateau. »

    Pour découvrir le plateau, murs et chaussures choisis par Philippe Caubère, c’est jusqu’au 14 janvier à l’Athénée avec Adieu Ferdinand, un spectacle en deux volets : Clémence et Le Casino de Namur.
    Denis Lavant joue en même temps un texte de Samuel Beckett, Cap au pire, dans la petite salle.

    Bonne journée !
     
    Clémence Hérout

  • Denis Lavant, le paysage riant • Entretien




    Dans la petite salle de l’Athénée, Denis Lavant interprète Cap au pire, l’un des derniers textes de Samuel Beckett.
    Crépusculaire et radical, le spectacle est une expérience qui clivera sûrement : Denis, lui, avec sa chapka, sa politesse chaleureuse et son goût pour le jus de gingembre auquel toute l’équipe du théâtre s’est convertie (ça pique), emporte l’adhésion.

    Je l’ai interviewé la semaine dernière dans sa loge, deux jours avant la première.
    Le jour de la première elle-même, j'étais en direct avec son metteur en scène Jacques Osinski pour un entretien vidéo de cinq minutes que vous pouvez regarder en différé ici.

    Notre entretien paraîtra en plusieurs fois sur le blog tout au long des représentations du spectacle, qui se joue jusqu’au 15 janvier 2018 à l’Athénée.


    « – Votre metteur en scène Jacques Osinski a déclaré dans une autre interview que Samuel Beckett vous faisait rire : ce n’est pourtant généralement pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense à lui. Qu’est-ce que vous trouvez drôle, chez lui ?

    – J’adore l’humour de Beckett : c’est l’humour face au néant, qui porte sur le rapport dérisoire de la stature humaine sur la terre. Chez tous les grands poètes, penseurs, métaphysiciens, il y a un éclat de rire terrible.
    Je connais l’œuvre de Samuel Beckett depuis longtemps. C’est la première fois que je le joue officiellement, mais je suis tombé dedans quand j’étais petit. Son Molloy est le premier acte beckettien que j’ai fait : j’en avais produit un extrait en deuxième année au Conservatoire. C’est d’ailleurs la seule chose cohérente que j’aie faite là-bas !.…
    Déjà à l’époque, ma sœur qui était en études de lettres avait abordé L’Innommable, qui est dans la même veine que Cap au pire : quand maintenant, où maintenant, qui maintenant ? Je trouvais ça génial comme remise en question du langage même, de la parole. Les personnages de Beckett sont dans une inertie et en même temps gambergent. Ils sont dans la conscience de soi, sans distance : ils sont absolument incarnés. C’est un texte à la fois abstrait, très concret, incarné, jusqu’au moment où il écrit : “néant jamais ne se peut être”. Il y a chez lui un vrai condensé du propos, de la trajectoire.

    On met souvent Samuel Beckett dans la catégorie du théâtre de l’absurde : je suis contre cette définition facile où l’on sous-entend que les personnages y déblatèrent n’importe quoi. Au contraire, chez Beckett, c’est très conséquent. Il fait entendre une parole qui a une valeur scientifique, qui refuse les limites du définir, du comment et où s’exprimer, de quoi parler, toutes ces questions…. À la création d’En attendant Godot, un critique avait écrit que cela ressemblait aux Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. C’est vrai que l’humour y est très décapant.

    Cap au pire est un texte qu’il a écrit en anglais et qu’il n’a pas traduit lui-même en français, contrairement à d’autres : c'est la traductrice Édith Fournier qui l'a fait. Je crois qu’il n’a pas eu le courage de le traduire car c’était trop dur.… Cela ne va pas de soi : ce texte représente vraiment une expérience limite. Dans certains de ses autres textes, on sent un emploi de la langue française absolument jubilatoire et qui a à voir avec l’incarnation du théâtre. Dans En attendant Godot, on parle de “paysage riant” pour désigner le public… J’aime vraiment bien cet être, ce Beckett. Je me suis rendu compte qu’on était en compagnie tous les deux depuis un moment, même si je l’avais rejeté, car parfois je n’ai pas envie de me placer dans ce constat d’impasse, qui est extrême dans la littérature



    Photo : Pierre Grosbois
     
     
    – Vous aviez d’abord pensé à jouer L’Image de Beckett, pourquoi ?

    – On arrive parfois à une saturation de Beckett et de l’imagerie qui en est faite, avec cette superposition de couches d’interprétation. Cela devient “beckettien”, et le Beckettien m’emmerde.
    On m’a proposé d’interpréter L’Image à la radio. Je n’avais pas plongé dans Beckett depuis longtemps. J’aborde le texte en me disant que c’est du Beckett, je me dis d’abord que c’est absurde, mais au final je vois ce que ça raconte, que cela évoque quelque chose de concret, et non une entité verbale abstraite. Il n’y a rien de tel que de s’introduire physiquement dans un texte, de se mettre à la place du locuteur pour le comprendre.
    Je fais le lien entre Mallarmé et Beckett, d’ailleurs j’ai les deux dans les poches [il me sort de son manteau un ouvrage de chacun]. Les derniers textes de Mallarmé, comme Pour un tombeau d’Anatole ou Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, s’inscrivent dans une économie de langage. Même Le Cantique de Saint Jean.
    Je devais donc interpréter L’Image pour la radio. Je me rends compte que cela décrit une scène : une langue sort de la bouche, il est décrit un type allongé par terre dans la boue, dans une flaque d’eau, et qui ne bouge pas, qui prend la boue dans la bouche, la mâche, décrit sa main, ses jambes… et qui à un moment donné se voit lui-même dans le reflet de la flaque et le décrit. Dès que j’ai compris ça, j’ai trouvé le texte épatant. C’était un beau travail pour moi. De la même manière, je m’étais plongé à une époque dans Mallarmé avec l’exigence de tout comprendre, de ne rien laisser en surface. On dit que c’est une grande poésie hermétique. Mais moi en tant qu’interprète, j’ai le devoir de comprendre pour donner des bases de compréhension à l’auditeur. »


    Pour faire le « paysage riant » (ou pas) avec Cap au pire mis en scène par Jacques Osinski, c’est dans la petite salle de l’Athénée jusqu’au 14 janvier 2018, en même temps qu’Adieu Ferdinand de Philippe Caubère dans la grande salle.

    Bon week-end !
     

    Clémence Hérout

  • La passion d'Élise • Coulisses




    La Passion selon Sade, opéra de Sylvano Bussotti, a commencé hier et se joue jusqu’à dimanche à l’Athénée.

    Cinq minutes avant la première, je suivais son directeur musical Léo Warynski dans les coulisses jusqu’à son pupitre : il nous montre entre autres la partition si particulière de Bussotti ainsi que l’envers du décor. Diffusée en direct sur Facebook et Twitter, la vidéo est à revoir ici.

     
     
     
    Si vous étiez dans la salle hier soir, vous avez forcément remarqué la verte scénographie réalisée par Élise Capdenat. Elle explique comment se déroule le travail : « je commence par un rendez-vous avec le metteur en scène Antoine Gindt et son assistante Élodie Brémaud, où il me parle de ses intentions, me raconte le projet, ce qui l’intéresse, le thème…. Antoine a toujours besoin d’un plan, qui permet d’organiser ses idées et de placer les musiciens : dans la fosse, sur le plateau, derrière… Il me donne des détails sur l’ampleur du projet, et me communique des références qui nourrissent leurs réflexions à lui et à Élodie.

    Élodie Brémaud complète : « Lors de nos séances de travail, nous amenons toujours des références dont nous discutons ensemble, comme La Philosophie dans le boudoir, Justine et Juliette de Sade bien sûr, Madame de Sade et La Musique de l’écrivain Mishima, l’essai de Roland Barthes sur Sade dans son livre Sade, Fourier, Loyola, le journal d’Anaïs Nin (notamment sur ses relations avec Henry Miller), le livre de l’exposition organisée par Annie Lebrun sur Sade Attaquer le soleil (et l’exposition aussi d’ailleurs !), le dernier chapitre de Belle du Seigneur d’Albert Cohen, ou encore le livre retraçant la carrière de Luis Buñuel, Conversations avec Luis Buñuel : Il est dangereux de se pencher au-dedans.
    Nous avons aussi discuté de quelques films, comme Lost Highway de David Lynch, pour la question du personnage double, ou L’Empire des sens d’Oshima, ou encore Belle de jour de Buñuel, notamment pour la première scène. Nous avons aussi regardé beaucoup de photos, dont celles d’Édouard Levé et Bettina Rheims, ainsi que des gravures libertines de l’époque de Sade pour travailler sur la notion de tableau vivant (qui est le sous-titre de l’œuvre, NDLR) ».

    Élise Capdenat se nourrit autant des orientations tracées par Antoine Gindt et Élodie Brémaud que des références qu’ils lui ont communiquées. Elle écoute évidemment l’œuvre si elle a été enregistrée, ainsi que les autres œuvres du compositeur Sylvano Bussotti, et discute avec le directeur musical Léo Warynski. Et, accessoirement, elle a pu interroger ses parents qui avaient vu la création de l’œuvre ! Il s’agit alors de faire son chemin dans le spectacle, de se réapproprier tout ce qui a été proposé pour sentir le projet du metteur en scène et concevoir une scénographie lui rendant justice.

    L’idée du huis clos s’est rapidement imposée, ainsi que l’interprétation des deux personnages féminins par une seule chanteuse, Raquel Camarinha. Il est en outre décidé de placer l’orchestre en fond de scène.
    Élise Capdenat explique : « du fait de la présence des musiciens, que j’ai choisi de placer sur un autre niveau en fond de scène pour qu’ils soient visibles, la place restante était étroite. Avec la notion de huis clos et de deux femmes réduites à une, j’ai vite pensé à un écrin, c’est-à-dire un espace impliquant à la fois la douceur et l’enfermement. Une fois cette option de l’écrin et la couleur principale retenue, j’avais l’impression d’avoir mené la majorité du travail.
    J’ai d’abord réalisé une maquette en carton, puis recherché les matières qui habilleraient cet écrin. J’ai ensuite développé le côté "velours et rideaux plissés", et plus particulièrement leur forme arrondie pour éviter les angles et semer le trouble sur l’endroit où commence et où finit la matière.


    La deuxième maquette
     
     
    Après de nombreux échanges avec Antoine Gindt, Élodie Brémaud et le créateur des lumières Daniel Levy, je conçois une maquette utilisant les matières que j’imagine : cela permet de nourrir les discussions et de préciser de nombreux éléments, car quand on parle de rouge, il n’est pas nécessairement évident qu’on pense tous au même rouge.
    J’avais en tout cas la volonté très claire de proposer la même couleur du sol au mur en passant par les meubles. Nous avons ensuite beaucoup discuté sur la possibilité de voir ou non les musiciens : l’orchestre est ainsi parfois complètement visible, parfois entièrement caché, et parfois seulement perceptible. Pour concevoir ce jeu de différents rideaux, il a vite fallu associer le régisseur général Rémi pour fixer la vitesse d’ouverture des rideaux, la place des patiences, la répartition des tissus, les fentes… »

    On parle de rouge ici, et pourtant la scénographie est majoritairement verte, malgré la superstition qui entoure cette couleur dans le monde du théâtre : « la malédiction du vert s’est posée, mais pas tout de suite. Mais après avoir essayé plusieurs couleurs et notamment un lie-de-vin, c’est le vert qui fonctionnait nettement mieux ».

    Une fois la maquette validée et les matières cernées, il faut passer à la réalisation pratique : trouver les matériaux qui seront effectivement utilisés, en faisant attention à leur rendu sous des projecteurs. Certains velours étant en effet très brillants une fois éclairés, leur choix devait être validé par l’éclairagiste Daniel Levy.

    L’équipe a en outre connu une difficulté particulière avec le velours au sol : par peur qu’il s’use trop vite ou qu’il plisse sous les pas des artistes, le fournisseur a d’abord tout simplement refusé de le fournir pour l’usage qu’Élise Capdenat souhaitait en faire. Il a été finalement utilisé, en le doublant sur une toile de jute et en imposant à tout le monde de répéter en chaussettes…
    On oublie en effet souvent qu’un décor s’use, et particulièrement en répétitions où il est utilisé des jours d’affilée : sa durabilité doit donc être envisagée dès le départ. Techniquement, il faut aussi s’assurer qu’il rentrera dans toutes les salles où le spectacle sera joué : ainsi, il rentre sur le plateau de l’Athénée, qui est relativement petit, au centimètre près.



    Montage du décor à Nîmes
     
     
    Le décor est ensuite construit par l’équipementier scénique qui a entre autres fourni les tissus, ainsi que par l’atelier décor du Théâtre de Nîmes où le spectacle a été créé. Le fournisseur des patiences a également fait cintrer les perches où les tissus sont suspendus pour créer le bon arrondi.

    Élise Capdenat estime « proposer un outil, avant de laisser Antoine Gindt rêver sur son utilisation ». Et vous, rêverez-vous à La Passion selon Sade ? Le spectacle se joue en tout cas jusqu’à dimanche !
     
    Clémence Hérout

  • La responsabilité de ne plus aimer quelqu'un • Pleins feux




    Actuellement à l’Athénée, Notre Carmen explose l’opéra de Bizet tout en y réintégrant de nombreuses références, Carmen ayant donné lieu à de nombreuses adaptations et avatars.

    Franziska Kronfoth, la metteure en scène, considère que « la fascination pour l’œuvre de Bizet vient aussi de ses adaptations. Mais l’opéra lui-même est déjà un opéra très moderne, dont la complexité reflète autant la situation de l’opéra que celle de l’amour à cette époque. C’est un opéra très fascinant dans le sens où il raconte un vrai drame musical tout en jouant avec le fait de raconter le drame. »

    Si le spectacle Notre Carmen ne donne pas à entendre l’intégralité de l’opéra, Franziska Kronfoth estime en avoir conservé l’esprit, en particulier sur la forme « opéra-comique », qui allie texte et musique : « Nous nous inscrivons dans l’intention originale de proposer une œuvre alliant dialogue et musique. Nous avons écrit de nouveaux dialogues qui racontent tous les univers de pensée autour de notre Carmen.

    Nous avons appelé le spectacle Notre Carmen sur une idée du directeur de l’Athénée, Patrice Martinet, parce que nous proposons l’œuvre dans une version très personnelle : elle ne se situe pas à l’extérieur de nous. Il n’y a pas une Carmen : le rôle de Carmen est joué par plusieurs acteurs et actrices, car on ne voulait pas faire de ce personnage une femme si particulière. Carmen étant un personnage hors de la société, nous aimerions nous situer hors du monde. C’est une expérience personnelle que chacun de nous conduit ».



    (c) Denis Guéville
     

    La dramaturge et comédienne Maria Buzhor ajoute : « Carmen n’était pas proche de nous, au départ. Elle est devenue de plus en plus proche au fur et à mesure que nous avons travaillé dessus. Finalement, il n’y a pas tant de choses dans l’intrigue, laissant beaucoup de place aux questions de l’intimité, des relations amoureuses, de la place dans la société…. Carmen ne les questionne pas directement, mais nous, nous pouvions le faire : qu’est-ce que cela signifie de trahir quelqu’un, ou de ne plus l’aimer ? C’est une question très effrayante… Je trouve très effrayant de devoir éventuellement porter un jour la responsabilité de ne plus aimer quelqu’un. »

     

     (c) Denis Guéville
     
     
    Pour parler d’amour à l’Athénée, c’est encore ce soir et demain avec Notre Carmen et L’Aile déchirée, qui se jouent respectivement dans la grande et la petite salle. Bon week-end.
     
    Clémence Hérout

  • Je me fais belle pour me faire dévorer • Coulisses




    Dans la petite salle de l’Athénée, l’équipe artistique de L’Aile déchirée règle des détails de lumière et d’accessoires avec le régisseur Benoît, ou s’isole pour répéter son texte.



     
    « Clown 1 : C’est de ta faute si on est perdues !
    Clown 2 : De ma faute ? Mais je t’ai suivie !
    Clown 1 : Je t’ai suivie !
    Clown 2 : Je t’ai suivie !
    Clown 1 : Tu me suivais alors que je te suivais ?
    Clown 2 : Je te suivais parce que je croyais que tu suivais la bonne route. »




     
    « L’amie : Quand je regarde ces étoiles, je ne suis plus au monde. Et pourtant, je ne me sens jamais aussi vivante qu’à ce moment-là. C’est curieux non ? Et si je me tais – (Silence) – Je n’entends plus rien. Ce n’est que là que j’entends tout.
    Le jeune Homme : Tu ne t’arrêtes jamais, en fait ?  »
     
     
     

     
    « La tenancière : Je ne vous ferai pas patienter plus longtemps, je sais que vous êtes tous venus pour voir les numéros de nos artistes de grand talent. Ah ! Si, si, une précision. Je vous demanderai de ne pas leur faire l’offense, nous faire l’offense d’applaudir juste par politesse. Par politesse. Merci. »
     
     

     
    « Le fiancé au jeune homme : Vous attendez quelqu’un ?
    Le jeune homme : Moi ?
    Le fiancé : Oui, je sais reconnaître un compagnon d’infortune. Une femme, vous aussi, pas vrai ?
    La tenancière qui passe : Tout le monde ici est là pour ça. Mon discours n’a servi à rien ? Rien ? Rien ?
    Le fiancé : Si, si. Excusez-moi madame. Elle n’a pas dû briser beaucoup de cœurs, celle-là. »
     
     
     

     
    « Le fiancé : C’est vrai, que c’est triste. Moi, c’est pareil qu’eux, malheureux. Je suis, comme qui dirait, fiancé. Oui, oui, un fiancé tout à fait convenable qui se retrouve dans cet endroit, étonnant, pas vrai ?
    Bon, mais c’est le désarroi qui m’a amené ici. Trois mois que je suis fiancé, et que la fiancée ne daigne m’accorder la moindre sympathie. Pas même un baisemain. Mais c’est qu’elle est trop parfaite et trop pure pour ça. Donner sa main, c’est donner son âme, pour elle. C’est ce qu’elle m’a dit.
    Alors, moi, depuis trois mois, tous les jours, je vais chez elle, et... C’est un petit peu ridicule, mais c’est par amour, tu sais, alors ce n’est qu’à moitié ridicule. Bref, tous les jours, je reste assis sur un petit fauteuil qu’elle m’a acheté pour que j’attende assis, et plus debout comme au début. Pour mon confort. C’est idiot. » 
     
     
     

     
    « Le jeune homme : Vous vous frottez les uns les autres dans ces soirées hypocrites en espérant vous débarrasser de votre solitude, mais elle ne partira pas si facilement. A la fin de la nuit, elle vous aura attendu sur le pas de la porte et elle vous raccompagnera tous chez vous. »
     
     
     

     
    « Le chanteur :
    À l'heure où les loups assoiffés se réveillent
    Moi, je me fais belle
    Pour me faire dévorer
    Par ces doux carnassiers
    Qui d'un regard glacent le sang
    Réchauffent les entrailles
    Et effraient les plus téméraires
    d'entre nous... »
     
     
    L’Aile déchirée, écrit et mis en scène par Adrien Guitton, se joue jusqu’à dimanche. Bonne soirée !
     
    Clémence Hérout

  • Carmen moche et méchante • Coup de théâtre




    Notre Carmen, qui se joue jusqu’à la fin de la semaine à l’Athénée, est une déconstruction de l’opéra de Bizet par un collectif allemand : nous avions ainsi évoqué sur le blog les différents avatars de Carmen en littérature, peinture ou à l’écran, dont certains se retrouvent d’ailleurs dans le spectacle.

    Maria Buzhor, dramaturge et actrice dans le spectacle, m’indiquait au passage qu’en plus des extraits directement diffusés sur scène, l’équipe s’est aussi beaucoup inspirée du film Prénom Carmen de Jean-Luc Godard, qui a lui aussi brisé le mythe.

    Dans Notre Carmen, le rôle principal est interprété par différents acteurs et actrices : il s’agit d’exploser et d’exagérer à la fois cette image paradigmatique de la femme dans l’opéra.

    Maria explique être partie de l’idée du monstre, en utilisant la monstruosité comme outil d’exagération : « je suis fascinée par l’idée d’une Carmen monstrueuse, une Carmen vieille, moche, méchante, ennuyeuse… Cette contradiction m’intéresse. Nous avons gardé aussi la notion de destin : la fatalité est toujours au centre de la tragédie. Sauf qu’ici, la fatalité est collective : on voit sur le plateau un groupe de freaks portant une douleur collective et prêts à se battre ensemble, résonant ainsi avec certains mouvements militants issus de minorités opprimées. »

    Franziska Kronfoth, la metteure en scène, complète : « La liberté évoquée dans Carmen de Bizet est imaginaire ; de fait, elle n'existe pas. Il n'en est pas autrement aujourd'hui, car nous ne sommes pas exempts de carcans systémiques et sociaux.
    Comment donc parler de cette liberté, y aspirer, alors même qu’elle est impossible ? Dans notre adaptation, hommes et femmes interprètent le rôle de Carmen, à travers leur individualité, et sans jamais l’incarner entièrement. Ce jeu intime permet, dans une vie qui n'est pas libre, de sonder les voies de la liberté, sans embellir la réalité.  »

    Parlant de monstruosité, vous avez aimé le Carmen de Beyoncé la semaine dernière ?
    Maria vous recommande Carmen on Ice par la patineuse Katarina Witt, qui est peut-être encore mieux : « tout y est étrange. Je crois que c’est précisément que cette étrangeté que nous cherchons ».


    Si vous ne voyez pas la vidéo, vous pouvez la voir ici sur YouTube.
     
     
    Notre Carmen se joue jusqu’à dimanche, en même temps que L'Aile déchirée dans la petite salle.
     
    Clémence Hérout

  • Chez Lucienne • Coulisses




    L’Aile déchirée et Notre Carmen ont commencé hier !

    Comme à chaque première, j’étais en direct vidéo sur Facebook et Twitter pour vous montrer les coulisses : retrouvez une répétition de L’Aile déchirée filmée en direct ici ainsi que le plateau de Notre Carmen filmé de près (et en exclusivité sur notre page Facebook, l’équipe de Notre Carmen chantant au bar).

     
     
    Martin Karmann devant Hugo Jasienski, Laura Segré, Marie-Caroline Le Garrec,
    François Gardeil et Laurène Thomas en répétition
     
     
    Il y a quelques jours, l’équipe de L’Aile déchirée arrivait à l’Athénée : il fallait en particulier installer la scénographie et les lumières, prendre possession de la scène ou voir si toutes les scènes calées en répétitions à l’ARCAL et au Théâtre 13 marchaient sur le plateau de la salle Christian Bérard et avec la scénographie.

     
    Le metteur en scène Adrien Guitton en répétition
     
     
    Hugo Jasienski en répétition

    Laurène Thomas et Lorris Verrecchia en répétition


     
    François Gardeil et Lorris Verrecchia en répétition
     
     
     
    Proche de la salle Christian Bérard où se joue L’Aile déchirée, la salle de répétition Lucienne Bogaert (dite « salle Lucienne »), a aussi accueilli les comédiens ayant besoin de répéter des détails à part.


     

    Marie-Caroline Le Garrec en répétition
     

    Hugo Jasienski en répétition
     
     

    Lorris Verrecchia en répétition

     Laura Segré en répétition

     François Gardeil et Laura Segré en répétition
     

    Pour découvrir les comédiens en costume devant des décors et avec le son, rendez-vous en salle Christian Bérard jusqu’au 19 novembre !
     

    Clémence Hérout

  • Mais empêchez-le ! Il veut me voler ma fiancée ! • Coulisses




    À partir de demain, on parlera d’amour en musique dans les deux salles de l’Athénée : Notre Carmen d’après Bizet dans la grande salle, et L’Aile déchirée d’Adrien Guitton dans la petite.

     

     L'auteur et metteur en scène Adrien Guitton en répétition
     
     
    Les deux spectacles sont créés à l’Athénée, c’est-à-dire qu’ils s’y jouent pour la première fois, et par des gens ayant à peu près le même âge que moi (indice chez vous : je ne suis pas née sous Giscard).
     
     

     La comédienne Laurène Thomas et la costumière Odélia Rabusseau
     
     
    Courant octobre, les comédiens de L’Aile déchirée, écrit et mis en scène par Adrien Guitton, étaient en répétition à l’ARCAL et au Théâtre 13.

     

     La costumière Odélia Rabusseau
     
     

     La comédienne Gaia Singer aidant le comédien François Gardeil avec son costume
     
     
    L’équipe essayait les premiers costumes conçus par Hollie Barret et Odélia Rabusseau et répétait scène par scène avec le texte (presque) déjà appris.

     

     La comédienne Gaia Singer en répétition
     
     
    À ce stade, c’est du travail de détail : la même phrase peut être répétée dix fois jusqu’à trouver l’intonation juste, Adrien Guitton cherchant à amener le spectacle entre rêve et réalité, mais aussi à instiller un ton relevant à la fois du tragique et du comique.

     

     La comédienne Laurène Thomas et le comédien François Gardeil en répétition
     
     
    Chaque mouvement est également calé avec précision pour faire tel geste de la main à tel endroit du texte ou se retrouver à un endroit précis du plateau à la fin de telle réplique.

     

     Les comédiens Lorris Verrechia et Martin Karmann en répétition

     
    Une altercation entre les personnages joués par Lorris Verrechia et Martin Karmann prend ainsi presque une heure à se régler, puisqu’il s’agit de s’empoigner tout en disant son texte tout en sautant sur la scène depuis la salle (c’est haut) tout en veillant à rendre la violence crédible mais sans se faire mal, sachant que de l’eau intervient, mais je ne vais pas tout vous raconter.

     
    Le comédien Lorris Verrechia en répétition
     
     
    Pour en voir plus, c’est à partir de demain dans la petite salle, en même temps que Notre Carmen.
     
    Clémence Hérout
     
     

     La comédienne Laurène Thomas et le comédien François Gardeil en répétition. 

  • L'homme qui mange des yaourts dans les toilettes de la station-service • Coup de théâtre




    Si je vous dis « Carmen », vous vous mettrez sans doute immédiatement à chantonner dans votre tête que « l’amour est un oiseau rebelle » ou « toréador prend ga-aa-ardeuuuu » : si la création de l’opéra de Bizet fut un tel échec qu’elle précipita la mort précoce de son auteur à trente-sept ans, Carmen est sans doute aujourd’hui l’opéra le plus connu et le plus joué à travers le monde. Qui dit succès dit évidemment reprises, adaptations, parodies.

    L’opéra est lui-même tiré d’une nouvelle de Prosper Mérimée suggérée par Bizet : selon le librettiste Ludovic Halévy, le directeur de l’Opéra-Comique se serait étranglé en ces termes en ayant vent du projet : « Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières ! À l’Opéra-Comique ! Le théâtre des familles ! »
    Et effectivement, la première en 1875 fait scandale, notamment en raison du sujet, même si certains comme Tchaïkovski reconnaissent rapidement la force de l’œuvre, qui ne reviendra à Paris que huit ans plus tard après son succès à l’international.

    Quinze ans après la création, le philosophe Nietzsche se sert de Bizet pour mieux critiquer Richard Wagner, et commente par exemple Carmen en ces termes :

     « Je ne sais pas de circonstance où l’humour tragique, qui est l’essence de l’amour, s’exprime avec une semblable âpreté, trouve une formulation aussi terrible que dans le dernier cri de Don José, avec lequel l’ouvrage se clôt : “Oui, c’est moi qui l’ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée !” Une telle conception de l’amour (la seule qui soit digne d’un philosophe) est rare : elle élève une œuvre d’art au-dessus de mille autres. Car en moyenne les artistes ont la même manière de faire que tout le monde, en pire — ils méconnaissent l’amour. Wagner lui-même l’a méconnu. Ils se croient désintéressés en amour, parce qu’ils veulent l’avantage d’une autre créature, souvent même aux dépens de leur propre avantage. Mais ils veulent en récompense posséder cette créature... » (1)


    Carmen aura ensuite inspiré cinéastes, chorégraphes, compositeurs et peintres. On l’a un peu oublié, mais Charlie Chaplin en a fait en 1915 un film burlesque, Charlot joue Carmen, où Carmen est chargée de séduire l’officier gardant l’entrée d’une ville dans l’espoir d’y laisser libre cours à la contrebande. Le film est visible en entier en version restaurée ici :

     
     
     
    Trois ans après Charlie Chaplin, Ernst Lubitsch réalise un film muet inspiré de la nouvelle de Mérimée, avec une bande originale reprenant des extraits de l’opéra de Bizet. C’est à regarder en entier ici : 

     
     
     
    En 1983, Jean-Luc Godard réalise Prénom Carmen, où la musique n’est pas de Bizet mais de Beethoven, où Jacques Villeret interprète le rôle de « l’homme qui mange des yaourts dans les toilettes de la station-service » et Jean-Pierre Mocky celui du « malade qui crie “y a-t-il un Français dans la salle ?” », et où il est question du tournage d’un film et de l’enlèvement raté d’un industriel.
     
    Extrait à voir ici :


     
     
     
    En 2015, le musicien Stromae reprend l’air le plus connu de Bizet pour sa chanson Carmen, dont le clip a été réalisé par Sylvain Chomet. Le sujet reste l’addiction, mais plus vraiment l’amour :

     
     

    Carmen a aussi inspiré les peintres, comme Édouard Manet

     
     
    Portrait d’Émilie Ambre dans le rôle de Carmen

     
    Ou Pablo Picasso
     

     
    Portrait de Jacqueline en Carmen
     
     
     
    De nombreux ballets ont également été chorégraphiés sur Carmen, notamment par Mats Ek, Roland Petit, Dada Masillo ou Carlos Acosta. Je vous propose de découvrir un extrait de la version de Denis Plassard :

     
     
    À l’Athénée, le Carmen qui commencera mercredi est lui aussi une libre adaptation de Bizet et Mérimée, où le mythe de la femme fatale est dépassé pour mieux parler d’amour. Notre Carmen, par le collectif de théâtre musical Hauen und Stechen et l’Ensemble 9, se jouera du 9 au 19 novembre dans la grande salle.
    On parlera aussi d’amour en même temps dans la petite salle avec L’Aile déchirée d’Adrien Guitton.


    (Et si vous voulez rire un peu, je vous conseille cet extrait du film Carmen de Robert Townsend avec Beyoncé dans le rôle-titre)

     
    Bon week-end !

    Clémence Hérout
     
     
    (1) Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, traduction de Daniel Halévy et Robert Dreyfus révisée par Jacques Le Rider

  • Ce n'est pas très héroïque • Coup de théâtre




    Cassandre de Michael Jarrell a commencé avant-hier, avec Fanny Ardant et l’orchestre du Lemanic Modern Ensemble dirigé par Jean Deroyer. J’étais en direct juste après la première, au moment des applaudissement : c’est à revoir ici !

    Nous avons vu lundi avec Michael Jarrell et Jean Deroyer à quoi ressemblait cet opéra parlé : que le rôle unique et principal doive être confié à une comédienne et non une chanteuse constitue sans doute l’un des aspects les plus aventureux du spectacle pour les artistes, comme nous l’explique Jean Deroyer lorsqu’il nous raconte les répétitions.

    Lorsque je lui ai demandé comment lui, qui a l’habitude de diriger des chanteuses lyriques, avait dirigé Fanny Ardant, voici ce qu’il m’a répondu :
    « Je ne la dirige pas vraiment. J’essaie à la fois de respecter le cadre dressé par le compositeur et de fournir un cadre acceptable pour celle qui récite. Il ne s’agit donc pas d’une direction en tant que telle, mais davantage de tops, regards ou gestes pour lui indiquer où elle doit en être dans son texte par rapport à la musique.
    Je ne suis pas acteur, mais j’imagine que l’exercice est très compliqué et insécurisant pour elle : je crois que jouer Cassandre n’est pas facile pour une actrice, car elle n’est pas maîtresse de ce dont elle est maîtresse d’habitude : le temps, le rythme, les silences…. Il s’agit donc de s’entendre sur des signes, et mon rôle relève presque de celui de l’agent de police : “tu fais ce que tu veux entre les deux, mais là, tu devrais avoir fini.” »

     

     Photo de la partition prise par Jean Deroyer
     
     
    Le caractère particulier de cette œuvre qui mêle théâtre et musique implique une grande capacité d’adaptation de celui qui la dirige :
    « J’aime bien travailler avec des gens non musiciens, qui n’ont pas les mêmes habitudes ni les mêmes outils, et essayer de les guider en trouvant d’autres signes de communication. Nous avons pris des repères, du type : “là, tu as le temps de te retourner et de faire un pas avant de commencer ton texte”. Ce n’est pas très héroïque, comme vous le constatez… »

    Est-ce alors le texte qui s’adapte à la musique où la musique qui s’adapte au texte ? « Il m’arrive aussi parfois d’assouplir un peu le tempo quand c’est nécessaire. Il s’agit en effet de respecter le travail de Michael Jarrell, mais aussi de Fanny Ardant, qui est la personne la plus exposée : elle est sur scène où elle récite un texte dramatique par cœur, avec de l’émotion, tout en étant contrainte par un cadre musical. Si elle est en avance par exemple, je vais légèrement presser l’orchestre pour la rattraper. Je dois faire preuve d’une certaine souplesse, car c’est elle qui prime – tout en veillant au confort des musiciens également, bien sûr.
    En résumé, je m’adapte évidemment à Fanny Ardant. On doit être ensemble : on essaie de suivre, de s’écouter, de sentir, mais cela ne s’explique pas complètement. Mon métier serait simple s’il consistait simplement à lui dire qu’elle est en retard et à appliquer la partition… »

    Si les opéras en France sont généralement surtitrés, même lorsque les paroles sont en français, ce n’est pas le cas ici.
    Cela procède d’un vrai choix de la part du compositeur Michael Jarrell, qui explique souhaiter « un équilibre entre l’écoute du texte et celle de la musique. Lorsqu’il y a des sous-titres, on les lit automatiquement au lieu d’essayer de comprendre cet alliage particulier. Ce n’est pas une musique de scène en effet : le texte n’existe pas sans la musique et la musique n’existe pas sans le texte. »

    Jean Deroyer complète : « les mots sont parfois délibérément bousculés, on en perd un peu d’ailleurs, mais c’est un choix. On peut imaginer qu’une personne soit paniquée et se soucie à peine d’être comprise : dans la vie, quelqu’un de très ému n’est pas toujours très intelligible non plus…. Il arrive aussi que la voix de Fanny Ardant soit couverte par l’orchestre très brièvement : symboliquement, il me paraît très intéressant que Cassandre soit inaudible… »


    Il vous reste jusqu’à dimanche pour voir et entendre Cassandre composé par Michael Jarrell et mis en scène par Hervé Loichemol.

    Ce soir, j’aurai le plaisir d’animer une rencontre entre public et artistes à la fin de la représentation : rendez-vous en salle après le spectacle !
     

    Clémence Hérout

  • Fanny Ardant et moi • Coup de théâtre




    Quand je pense à Fanny Ardant, c’est d’abord à sa voix : elle est justement au centre de Cassandre, qui commencera mercredi à l’Athénée.

    Œuvre de Michael Jarrell, qui en a écrit la musique et le livret d’après un texte de Christa Wolf, Cassandre est un opéra parlé –c’est-à-dire qu’on y parle sur de la musique.
    Seule en scène, Fanny Ardant joue le rôle de Cassandre, qui a le don et la malédiction de prédire l’avenir en n’étant jamais crue, accompagnée par l'orchestre Lemanic Modern Ensemble dirigé par Jean Deroyer.

    Cette forme particulière ne s’est pas imposée tout de suite à Michael Jarrell :
    « Le texte de Christa Wolf donne à entendre l’histoire de la guerre de Troie, mais vue par les perdants. Alors que j’avais appris à l’école comme tout le monde que les Grecs étaient les gentils face aux méchants Troyens, j’ai réalisé à ce moment-là que notre histoire avait toujours été écrite par les vainqueurs. Cela m’a beaucoup touché de voir les événements sous un autre angle. Nous étions aussi à l’époque de la première guerre du Golfe, où l’on s’était rapidement rendu compte que le discours officiel sur la "guerre propre" différait largement de la réalité…

    Il faut y ajouter qu’avec la fin de la guerre des Balkans, des témoignages ont commencé à arriver : on oublie souvent le drame individuel, comment la guerre touche les personnes. On parle beaucoup de chiffres, de milliers de morts, de combats, mais les personnes sont oubliées. Ce qui me fascinait aussi dans le texte de Christa Wolf était son approche de l’avant-guerre : on sait quand débute une guerre, mais quand commence l’avant-guerre ? Comment arrive-t-on à cela ? 

    Au départ, je voulais créer un grand opéra avec chœur et orchestre racontant la version des Grecs, juxtaposé à un petit ensemble et une seule chanteuse donnant à entendre l’histoire des perdants. Plus je travaillais, et plus je réalisais que ce que racontaient les Grecs ne m’intéressait pas.
    Après avoir décidé d’abandonner la version des Grecs pour conserver uniquement la partie en opéra de chambre, je me suis dit qu’en fait, Cassandre faisait sa dernière prédiction : elle sait qu’elle sera mise à mort dans une heure. Elle se détourne du futur et se souvient du passé à partir de là. En perdant son rôle de prédiction de l’avenir, elle a perdu sa voix. Je ne pouvais donc plus imaginer la faire chanter sur scène »


    Jean Deroyer, qui dirige l’opéra, complète :
    « Cassandre rassemble tous les ingrédients du genre de l’opéra, sauf qu’il n’y a qu’un personnage unique qui, au lieu de chanter, parle sur la musique. Les deux sont connectés.
    Sur la partition, la voix est notée comme un rôle d’opéra, mais sans notes de musique. C’est-à-dire que le texte est inscrit sur la musique avec parfois des flèches indiquant où certains éléments doivent être placés. Chaque mot n’est pas lié à la musique, car la comédienne doit se sentir libre, mais son débit est relativement contraint.
    Ce n’est pas la même chose qu’un texte de théâtre, qui peut être dit à des centaines de vitesses différentes : Michael Jarrell indique un certain débit, et donc une certaine tension du texte. Parfois le texte est débité à toute allure, parfois lentement. Il arrive que Fanny Ardant ait à peine le temps de dire le texte. La voix est en tout cas notée sur les mesures de manière relativement précise. Si la liberté est possible à l’intérieur, il faut respecter le début et la fin des séquences. »


    Nous verrons bientôt comment Jean Deroyer a travaillé avec Fanny Ardant. En attendant, Cassandre se joue de mercredi à dimanche dans une mise en scène d'Hervé Loichemol !

    Bon début de semaine.

    Clémence Hérout

  • C'est mon moment préféré • Coulisses




    C’est l’année de la Colombie ! Le week-end colombien commence à l’Athénée ce soir avec l’orchestre Le Balcon et trois concerts différents : du quatuor à cordes et du rock psychédélique aujourd'hui, un ciné-concert demain et un récital de piano dimanche. 

    Des étudiants en médiation de la musique, reconnaissables à leurs jolis badges d’ambassadeur, seront présents pour vous accueillir, vous renseigner sur les spectacles et vous poser quelques questions.

    Ce soir vers 18 h, vous me retrouverez en direct sur les profils Facebook et Twitter du théâtre pour un petit aperçu des coulisses en vidéo.
    Et dès 20 h, si vous n’êtes pas parmi nous, connectez-vous sur le site du Balcon pour suivre le spectacle rediffusé en direct !


    Hier soir, les équipes techniques et artistiques travaillaient à la répétition de Garras de Oro, le ciné-concert de demain :
     


     

     
     
    Florent installe les micros des musiciens et musiciennes sous l’œil de Florentin.
     
     
     
     

     
     
    Le chef d’orchestre Maxime touché par la lumière pendant que Myrtille, Aurélien, Tristan et le reste de l’équipe technique déplacent un truc lourd dans le noir (ce qui est un bon résumé du boulot de technicien)
     
     
     

     
    La violoncelliste Myrtille annote sa partition.
     
     
     
     

     
    Le tubiste Maxime me montre une page de sa partition : « c’est mon moment préféré »
    (celles et ceux qui lisent la musique comprendront)
     
     
     
     

     
    Nieto, vidéaste
    (celles et ceux qui aiment les jolis garçons comprendront)
     
     
     
     

     
    T’as raison, faut toujours se détendre à l’entracte.
     
     
     
     

     
    Le chef Maxime et la clarinettiste Iris.
     
     
     
    À ce soir !
     
    Clémence Hérout

  • Vous êtes libres ce week-end ? • Coulisses




    Dans le cadre de l'année France-Colombie, l'orchestre Le Balcon inaugure la saison 2017-2018 de l'Athénée avec un festival colombien !

    Trois jours de concerts avec du quatuor à cordes et du rock psychédélique demain, un ciné-concert samedi et un récital de piano dimanche. 

    Hier soir, l'équipe technique était en train de préparer le plateau, monter les lumières et ouvrir la fosse, pendant qu'un inquiétant cheval monochrome attendait son tour dans les coulisses....




     


     
     

    À demain !
     
    Clémence Hérout

  • Dans le bureau du directeur (1) Patrice, Pierre et les autres • D'hier à aujourd'hui




    Patrice Martinet est le directeur de l’Athénée. Il porte une barbe, des lunettes rondes en écaille et des costumes en tweed ou pied-de-coq du plus bel effet tout en officiant dans un bureau qui constituerait un parfait décor à une adaptation filmée de Blake et Mortimer. Il ne fume pas la pipe — ce que, d’un point de vue strictement vestimentaire, je regrette.


     
    André Juillard d'après E.P. Jacobs
     
     
    Patrice a toujours beaucoup d’histoires à raconter : cette nouvelle rubrique « Dans le bureau du directeur » vous permettra d’en profiter aussi.


    Pierre Bergé a lui aussi été directeur de l’Athénée, de 1977 à 1981. La première fois que Patrice Martinet et lui se rencontrent, c’est dix ans après, le 18 juillet 1991.
    Patrice est alors directeur du festival Paris Quartier d’Été et Pierre Bergé président de l’Opéra de Paris, où un spectacle mis en scène par Giorgio Strehler a été programmé par Patrice dans le cadre du festival. Enthousiasmé par la pièce, un Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni, Pierre Bergé embrasse et félicite le responsable de sa programmation après la première.



    Pierre Bergé en 2012 (c) Matthieu Riegler
     
     
    Deux ans plus tard, Patrice Martinet est nommé à l’Athénée. Son premier réflexe consiste à aller présenter ses respects à Pierre Bergé, qui fut directeur de l’Athénée avant de le confier au Ministère de la Culture en 1982, faisant alors de l’Athénée un théâtre public.
    Pierre Bergé le reçoit poliment, mais il est fâché : fâché, car il espérait que l’État prendrait l’Athénée en charge à la hauteur de ses besoins financiers.

    Pierre Bergé avait racheté l’Athénée en 1977 : il adore ce théâtre depuis longtemps, mais c’est une représentation d’Equus à l’espace Pierre Cardin qui le conduit à son achat. Catastrophé en effet que l’exploitation d’Equus cesse, il acquiert tout simplement l’Athénée pour programmer ce spectacle qui l’a ébloui.
    Avec Danièle Cattand qui codirige le théâtre, il propose ensuite une programmation exigeante rassemblant des artistes comme Claude Régy, Antoine Vitez, Delphine Seyrig, Jean Marais ou Alfredo Arias et crée les lundis musicaux.

     

     Salle Christian Bérard à l'Athénée (c) Dominique Lemaire
     
     
    Il ouvre la deuxième salle sous les combles, qu’il baptise du nom du décorateur de Louis Jouvet, Christian Bérard. Il rénove également certains espaces (dont l’actuel bureau de Patrice Martinet, qui est dans l’état où Pierre Bergé l’a laissé) et crée le bar de la mezzanine.
    Il fait aussi construire les toilettes en galerie, qui est un bon plan pour tous ceux qui n’aiment pas faire la queue et ne rechignent pas à monter des escaliers – vous en profiterez pour en admirer la porte, qui a apparemment coûté un bras, mais qui est bien mieux que la porte plane initialement installée que Pierre Bergé trouvait très moche.
    La légende, enfin Patrice Martinet (mais vous verrez, c’est pareil) raconte que ces toilettes ont été créées après que Pierre Bergé, qui avait assuré à un spectateur que des toilettes se trouvaient à tous les étages, s’était rendu compte que la galerie en était dépourvue.


    Au même moment, Pierre Bergé avait aussi acheté le bail du théâtre Édouard VII, à deux pas de l’Athénée. En 1981, alors que le bail touche à sa fin, il permet que s’y produise… Philippe Caubère.

    C’est en effet Véronique Coquet, collaboratrice de Philippe et aujourd’hui devenue sa femme, qui avait contacté Danièle Cattand, à savoir la seule personne qu’elle connaissait dans le milieu théâtral à Paris, parce qu’elle et Philippe Caubère cherchaient un théâtre où jouer La Danse du diable.
    Véronique Coquet ignore complètement à l’époque qui est Pierre Bergé mais, via Danièle Cattand, il leur donne littéralement les clés du théâtre Édouard VII pour un franc symbolique, avec pour seules conditions de réembaucher son personnel et de ne pas abîmer les portes d’entrée et les appliques en bronze. C’est ainsi que Philippe Caubère et Véronique Coquet se retrouvent quatre mois à la tête du théâtre Édouard VII, où triomphe La Danse du diable – Véronique se rappelle que la queue allait parfois jusqu’à L’Olympia.
     

     
     
    Ils n’avaient jamais rencontré Pierre Bergé, jusqu’à l’automne dernier. C’est Philippe Caubère qui le raconte :
    « Véronique et moi dînions à la brasserie Lipp, qui n’est vraiment pas le genre d’endroit où nous allons d’habitude. Et là, nous voyons arriver Pierre Bergé qui s’installe juste à côté de nous – sachant que chez Lipp, on est collés comme dans le métro. Je me souviens qu’il avait commandé et mangé un haddock ! Le truc le plus nul qu’on puisse trouver sur une carte. Mais je me suis dit qu’en fait, il devait adorer ça, mais n’en trouver nulle part ailleurs. Il n’y a que chez Lipp qu’on propose encore de tels plats !
    Après avoir longuement hésité, j’ai fini par oser l’aborder : “je suis désolé de vous déranger, mais il faut que je vous parle. Je vous dois, à vous et à Danièle Cattand, la présence à Paris de mon premier spectacle. C’est merveilleux que l’occasion me soit offerte de pouvoir vous en remercier, car je n’avais jamais pu le faire auparavant et j’en gardais le remords.”
    Nous avons ensuite parlé de Maryse Landolfo, que je connais depuis quelques années et qui était l’égérie du peintre Pierre Ambrogiani, très proche de Pierre Bergé, alors en couple avec Bernard Buffet. Là, son œil s’est allumé, il nous a demandé de ses nouvelles et nous a parlé d’elle et de leur jeunesse commune.
    Je lui ai aussi raconté qu’après l’Édouard VII, je rêvais de jouer à l’Athénée, que j’avais découvert par les spectacles d’Antoine Vitez, mais qu’à l’époque et pendant de longues années, ça n’avait pas été possible. En fait jusqu’à ce que je rencontre Patrice Martinet. Et que, grâce à cela et par bonheur, ça l’était devenu aujourd’hui. Je voyais bien que je le dérangeais un peu, mais je m’en fichais. Je voulais vraiment le remercier pour ce vrai geste de grand seigneur qu’il avait eu au sujet de l’Édouard VII. Geste dont les conséquences ont été si importantes pour nous. Quand j’ai appris sa mort, en même temps qu’un vrai sentiment de tristesse, j’ai ressenti le soulagement d’avoir pu le saluer et l’en remercier de vive voix et de son vivant ».

     

     Façade de l'Athénée (c) Mirco Magliocca
     
     
    Sans doute parce que Pierre Bergé ne pouvait diriger la maison de couture Yves Saint-Laurent et deux théâtres en même temps, il décide de s’en retirer après quatre ans de programmation, au début des années 1980. Il aurait pu céder l’Athénée à un directeur privé, mais cela aurait sans doute condamné ce théâtre qu’il aimait profondément à une carrière artistique moins ambitieuse qu’il le souhaitait – l’ayant dirigé, il s’était bien rendu compte que le théâtre d’art était rarement rentable. Convaincu que seul l’État pourrait y maintenir une réelle ambition artistique, il confie l’Athénée à la tutelle du ministère de la Culture en 1982.

    Une fois le théâtre de l’Athénée cédé, Pierre Bergé a continué d’y venir régulièrement, en toute discrétion, mais toujours à la même place. La dernière fois, c’était il y a un peu plus d’un an, pour les travaux : Patrice Martinet souhaitait son avis sur la décoration des stucs au foyer-bar. L’état de santé de Pierre Bergé ne lui permettait plus de monter à l’étage, mais il se souvenait parfaitement des décors et a pu soutenir l’équipe dans son choix de les repeindre en couleurs, mais avait prévenu : « il faut un peintre italien ». Et il a eu raison : après quelques essais ratés, on a fini par faire appel à un peintre italien.

     

     (c) Mirco Magliocca
     
     
    S’il refuse de se substituer à ce qui relève selon lui du rôle des pouvoirs publics, à savoir financer les frais de fonctionnement de l’Athénée, Pierre Bergé soutint généreusement de nombreux spectacles programmés par Patrice Martinet ainsi que des employés du théâtre, en suivant ses goûts et ses amitiés.

    Par exemple, au moment du cinquantenaire de la mort de Louis Jouvet en 2001, Patrice Martinet propose à des metteurs en scène de revisiter des pièces méconnues du répertoire de Louis Jouvet. Pierre Bergé, qui avait vu L’École des femmes de Molière mis en scène par Louis Jouvet à l’Athénée lorsqu’il était enfant, propose de financer sa reprise dans le décor originel de Christian Bérard.

    Le jour de la première, Pierre Bergé est assis comme d’habitude au premier rang de la corbeille, et Patrice Martinet dans la loge située quelques mètres derrière lui. Tout se passe bien, jusqu’à ce que Pierre Bergé s’agite en criant « les lustres bon sang, les lustres !!! ».
    Une fois le spectacle terminé, Patrice Martinet s’enquiert des impressions de Pierre Bergé :
    « – Patrice, les lustres, quel scandale !
    – Quoi, les lustres ?
    – Mais enfin, vous savez bien ! »

    Eh bien non, personne n’a jamais su en quoi les lustres pouvaient différer de la version de Louis Jouvet et Christian Bérard, dont le décor avait pourtant scrupuleusement été reproduit d’après les documents de l’époque. Et, « parce que les lustres », ou plutôt, sans doute, parce que son souvenir d’enfance avait été gâché, Pierre Bergé n’apporta pas le soutien financier prévu.

     

     Photo prise sur le spectacle L'Île de Tulipatan des Brigands (c) Clémence Hérout
     

    Pour Patrice Martinet, cette histoire raconte bien qui était Pierre Bergé : « ce n’était pas un mécène comme les autres, mais un artiste. Et il fallait le traiter comme l’artiste qu’il était. L’Athénée était un autre amour de sa vie ».

    Lola Gruber, qui écrit les programmes et brochures du Théâtre, lui a d’ailleurs rendu hommage ainsi le jour de son décès le 8 septembre : « S’agissant des histoires amoureuses, les Français ont des aventures, les Anglo-Saxons des “affairs”. Réfutant cette opposition, Pierre Bergé a eu le talent rare de transformer ses affaires en aventures et ses aventures en affaires. »

    Nous espérons donc vous retrouver très bientôt à l’Athénée pour de nouvelles aventures, qui commenceront le 6 octobre avec un week-end colombien imaginé par l’orchestre Le Balcon.
     

    Clémence Hérout